dimanche 21 novembre 2010

Le jour et la nuit (Jonas Kaufmann, "Die schöne Müllerin" - Théâtre des Champs-Elysées, 14 octobre 2010)


Jonas Kaufmann, ténor
Helmut Deutsch, piano

Schubert: Die schöne Müllerin

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CONTRASTE(S). C'est le maître-mot de cette soirée à vrai dire curieuse. Longtemps, grâce à mes "informateurs", j'ai craint une annulation du ténor du moment, qui avait eu lieu pour le même programme à Berlin puis à Barcelone la semaine précédant ce concert parisien. Concert curieusement placé dans le programme "les grandes voix", drainant un public sûrement venu écouter un récital lyrique et non un Liederabend, au vu de l'ovation au début et de l'attitude quelque peu "extérieure" dont il a fait preuve tout au long de la soirée: tentatives d'applaudissements intempestifs entre certains Lieder, et surtout applaudissement finaux (et après les rappels) n'attendant pas que le pianiste pose sa dernière note sur le clavier...Une attitude contrastant singulièrement avec l'intériorité exigée par une soirée de Lieder. Qu'importe! Des personnes venant écouter du Puccini ont écouté une heure et demi durant du Schubert, c'est toujours ça!

Venons-en au récital lui-même. Confirmant nos craintes initiales, Jonas Kaufmann apparaît peu à son aise, dans la voix comme dans l'attitude; pâle, les traits tirés, on devine qu'il ne tient pas la grande forme. Cela se confirme dès les premiers Lieder où l'émission est gênée aux entournures, le volume réduit, la couleur uniformément grise, les accidents et petites anicroches pas absentes (ce qui est très rare avec ce chanteur qui, s'il ne m'émeut pas toujours, atteint régulièrement des sommets de perfection vocale). Mais il était dit que cette soirée n'allait pas se finir comme elle allait commencer. D'un coup, d'après moi, Jonas Kaufmann tente son va-tout, qu'à cela ne tienne: il ose davantage de nuances, de couleurs, paraît plus à l'aise par l'écriture (la tessiture monte un peu, les Lieder non strophiques lui donnent plus de liberté), et peu à peu, l'émotion affleure, la dimension du concert change du tout au tout, vers un Trockne Blumen d'une intériorité superbe et un Des Baches Wiegenlied qu'on n'a jamais vu aller aussi loin, quasi une résignation suicidaire. Et là, on se dit qu'on a affaire à un artiste exceptionnel, capable de sublimer sa méforme (purement physique, à n'en pas douter) du moment, de l'utiliser afin de faire naître autre chose. N'est-ce pas l'essence même de l'artiste, de faire naître de l'imprévu, de l'aléatoire, de l'impalpable? Jonas Kaufmann, que je trouve parfois trop "formaté", trop prévisible, m'a peut-être plus impressionné ce soir-là qu'à aucun autre soir...

mardi 26 octobre 2010

Un bel élan (Orchestre de Paris, dir.Paavo Järvi - Vadim Repin - Salle Pleyel, 13 octobre 2010)


  • Orchestre de Paris
  • Paavo Järvi : direction
  • Vadim Repin : violon

PROGRAMME

  • Paul Dukas
  • L'Apprenti sorcier
  • Dmitri Chostakovitch
  • Concerto pour violon n°1
  • Entracte
  • Sergueï Rachmaninov
  • Symphonie n° 2
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ELAN. Le nouvel élan de l'Orchestre de Paris, depuis l'arrivée de Paavo Järvi, se poursuit!
Pour commencer, un Apprenti sorcier de Dukas très volontaire, très dynamique, parfois un peu trop forte et clinquant, mais ne manquant ni d'enthousiasme ni de couleurs; davantage de contrastes, notamment vers la fin, eussent été bienvenus, mais ce sont vétilles par rapport à la prestation d'ensemble d'un orchestre à la cohésion prometteuse.

Avec le concerto n°1 de Chostakovitch, qu'il a déjà enregistré, Vadim Repin devait une revanche à mes oreilles (après une difficilement supportable Symphonie espagnole d'un certain Lalov - vous connaissez? Lalo dénaturé par un style très russe)! Revanche à moitié prise! Du côté du verre à moitié vide, toujours cette même propension à "savonner" légèrement au niveau de la justesse, ajoutée à un manque de rayonnement du son, de relâchement. Du côté du verre à moitié plein, l'interprète est assez idéal dans la rêverie inquiétante, toute en demi-teinte, du premier mouvement; sa technique à toute épreuve lui permet de passer les redoutables difficultés du concerto sans aucun problème; enfin, contrairement à la Symphonie espagnole de l'an dernier avec Chung, on sent une connaissance intime du répertoire et du style, et donc un idiomatisme nécessaire.

Après l'entracte, on reste en Russie, avec une 2e symphonie de Rachmaninov sans afféterie. Cette symphonie regarde beaucoup en arrière, notamment vers la Pathétique de Tchaïkovski (mais il est des modèles bien pires!), avec un sens mélodique quasi-lyrique très largement assumé par Järvi, dont la direction ne se limite pas à cet aspect. Le chef estonien montre son amour du contre-chant, de la mise en valeur de motifs intermédiaires, de couleurs et de détails subtils, et insuffle énormément de vie, et donc d'élan, dans cette symphonie qui mérite d'être jouer ainsi, sans la guimauve hollywoodienne dont elle a été trop souvent, et à tort, infligée.

Envoûtant (Passion, Théâtre des Champs-Elysées, 10 octobre 2010)


Livret de Pascal Dusapin (2008), avec la collaboration de Rita de Letteriis

Sasha Waltz création chorégraphique, mise en scène, décors


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Lui, Lei (elle), Gli altri (les autres). A première vue, Passion de Dusapin, chanté en italien, sans sous-titres (mais sans que cela ne gêne aucunement le spectateur), est placé sous le signe de l'épure. L'oeuvre est un mélange du mythe d'Orphée, et de madrigaux amoureux (on pense à ceux de Monteverdi - l'italien n'est pas anodin), où l'homme et la femme se poursuivent, se déclarent leur passion, souffrent, s'extasient, passent par tous les états de la passion en somme, mais en se rencontrant très peu. Sublime de bout en bout, la partition de Pascal Dusapin explore avec une finesse et une variété d'accents impressionnante, cette carte du coeur.
La chorégraphie de Sascha Waltz, au premier abord très austère, se révèle peu à peu inoubliable, incroyablement pénétrante de beauté, notamment lors d'un dernier tableau qui restera longtemps dans les mémoires, avec ces cendres noires que l'héroïne répand un peu partout sur scène...Puis c'est au tour d'une femme de créer une multitude époustouflantes de figures, avec des ballons (noirs, aussi) accrochés en tas dans son dos. On approche de la magie, de la créativité pure, et de l'épure absolu. Puis l'héroïne disparaît, à reculons, son visage est projeté en fond de salle, parcourant virtuellement un enchevêtrement de larges couloirs...Une des fins les plus émouvantes que l'on ait pu voir, car jamais la metteuse en scène-chorégraphe-décoratrice Sascha Waltz n'en rajoute dans une chorégraphie et une scénographies résolument moderne, sans afféterie, au diapason de la très subtile musique de Dusapin.
Performance non moins extraordinaire, les deux personnages principaux non seulement chantent merveilleusement, elle (Barbara Hannigan) avec des suraigus d'une pureté et d'une sûreté incroyables, lui (Georg Nigl) avec une palette de couleurs très variée; mais ils dansent parfaitement, se coulent dans la chorégraphie avec un professionnalisme qui laisse totalement pantois. Si bien que durant le spectacle, il ne fait aucun doute à personne que ces deux-là sont danseurs professionnels!

Subtilité, émotion, épure, profondeur: les ingrédients d'un moment absolument privilégié.


dimanche 17 octobre 2010

Et Harteros dompta le public (Otello de Verdi en version de concert, dir.Daniel Harding - Théâtre des Champs-Elysées, 9 octobre 2010)


Daniel Harding direction

Franco Farina Otello
Anja Harteros Desdemona
Franco Vassallo Jago
Alexey Dolgov Cassio
Christina Dalestska Emilia
Emanuele Giannino Rodrigo
Stanislav Shevts Lodovico
Giovanni Guagliardo Montano / Herold
Mahler Chamber Orchestra
WDR Rundfunkchor Köln

Les Petits Chanteurs de Strasbourg - Maîtrise de l'Opéra national du Rhin


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Curieuse soirée que cet Otello de Verdi, en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées. Le public était particulièrement dissipé, et à vrai dire pénible, dès l'annonce du remplacement de dernière minute de Ben Heppner par Franco Farina, immédiatement suivi de murmures de mécontentement, jusqu'à l'accueil du ténor américain, chahuté comme rarement, en passant par des toux à chaque nuance piano ou chaque silence, et quelques huées adressées au chef au retour de l'entracte...Il y avait meilleures conditions pour apprécier une version de concert qui, pourtant, ne manquait pas de qualités et ne méritait pas, loin s'en faut, un tel accueil.


Premier visé par le public: Franco Farina, qui a eu le mérite premier de sauver cette soirée de l'annulation, et mérite d'être salué à ce titre. Si les ans ont irrémédiablement passé sur une voix devenue très raide, parfois pénible à écouter (sur certains aigus très droits, avec un timbre par moment ingrat), la performance n'est pas non plus indigne, le personnage existe, ivre de douleur et de jalousie, et certaines nuances (à la fin du duo du I, dans ses deux monologues à l'acte III puis à l'acte IV) font naître une émotion certaine, rendent la blessure du personnage plutôt crédible. Pas de quoi sauter au plafond, certes, mais pas de quoi inonder le chanteur de huées comme ça a malheureusement été le cas.


Deuxième visé par le public, seulement à l'entracte: Daniel Harding, à la tête du Mahler Chamber Orchestra. Est-ce le souvenir de ses Mozart à Aix? La mauvaise réputation créée par le bouche à oreille? Le conservatisme rigide des afficionados de Verdi qui ne le considèrent pas comme un chef verdien? La doxa en vogue qui veut qu'on mesure la qualité d'un chef d'orchestre au nombre de décibels et au tempo adopté? Il me semble personnellement, qu'il s'agit davantage d'une de ces explications possibles, que d'un jugement sur la prestation de ce soir-là. Si Harding privilégie parfois le pointillisme interprétatif (relevant un peu artificiellement tel ou tel détail d'orchestration), il n'en abuse pas là, et si sa direction manque parfois légèrement de théâtralité (lors du duo Otello-Iago qui conclue l'acte II par exemple), elle n'en est pas moins centrée sur le drame, et évolue au fil de l'oeuvre vers une densité impressionnante. La tempête initiale n'est pas un ouragan qui dévaste tout sur son passage, mais la mise en valeur des différents plans musicaux, de l'orchestration prodigieuse de Verdi, est tout aussi intéressante. Quel tapis sonore pour l'arrivée de Desdémone à la fin de l'acte II! Quels phrasés fabuleux lors de la grande scène de cette même Desdémone à l'acte IV, quelle concentration, quelle tenue! Harding a l'immense mérite de renouveler notre écoute d'Otello, nous rappelant combien la partition doit à Wagner, à Berlioz, et même à Schumann. Si ce n'est pas forcément "idiomatique" (mais qu'est-ce qui l'est?), c'est fascinant, de bout en bout, et de plus en plus.


Heureusement, quelqu'un a su mettre tout le monde d'accord au cours de cette soirée: Anja Harteros qui impose une Desdémone absolument idéale, anthologique même (n'ayons pas peur des mots!), marquée du sceau de l'évidence. Dès sa première phrase ("mio superbo guerrier", comme si elle s'adressait à la salle entière), un personnage est dessiné, bouillonnant de féminité, d'ardeur juvénile qui peu à peu va céder à un mûrissement précoce, à mesure qu'elle comprend la folle jalousie dans laquelle s'enferme son mari. Du grave à l'aigu, la voix est belle, ample, homogène, à aucun moment on a l'impression que la chanteuse force des moyens impressionnants, le sens du phrasé est absolument magnifique, et quelle émotion elle sait mettre dans son chant! La scène de l'acte IV, avec la chanson du saule et l'Ave Maria, est un pur moment de grâce, qui réussit enfin à faire taire les catarrheux de la salle! Un des trop rares moments où le temps paraît comme suspendu, et où le spectateur est suspendu aux lèvres de la chanteuse, qui tire les larmes par sa noble résignation, ses piani jamais détimbrés, son abandon. Longtemps on se souviendra du "ah! Emilia, addio" qu'elle lance, désespérée, ainsi que de la note filée qui conclut souverainement l'Ave Maria: moments qui font aisément oublier les quelques effets véristes légèrement déplacés lors de sa mort. Une ovation immense, à la mesure de la chanteuse qui est décidément plus qu'à suivre, et surtout à la mesure de sa performance du soir.


En Iago, on se réjouit d'avoir un baryton aussi cultivé et bien chantant que Franco Vassallo, qui commence tambour battant avec une chanson à boire que l'on n'a jamais vu chantée de la sorte, avec la aigu, s'il vous plaît! Le personnage ne tire pas vers l'histrionisme, on sent un Iago humain, trop humain, qui n'est jamais un monstre. Malheureusement, certaines pages (dont le célèbre "Credo") le mettent quelque peu en difficulté, tirant un peu son aigu, à court de grave aussi, écrasant quelque peu ses voyelles...Une très belle prestation tout de même, avec un récit "Era la notte" suggestif et sur le fil, ou un "Ecco il leone!" plein d'amère ironie envers Otello.


Autour de ce trio, des seconds rôles bien distribués, mentionnons le Cassio juvénile et enthousiaste d'Alexei Dolgov, ainsi que l'Emilia extrêmement émouvante de Christina Dalestska. Le choeur de la WDR Rundfunk Köln est quasi-irréprochable, d'impact comme d'homogénéité.


Une soirée passionnante à plus d'un titre, qui nous fait regretter l'absence actuelle d'un très grand titulaire d'Otello pouvant évoluer à la hauteur de cette Desdemona!

Nono décalée (Nono, Théâtre de la Madeleine, 7 octobre 2010)


Avec
Julie Depardieu
Michel Fau

Xavier Gallais
Brigitte Catillon

Sissi Duparc, Roland Menou,
Davy Vetter

Mise en scène de Michel Fau
Costumes, David Belugou
Décors
Bernard Fau,
Lumière
Joël Fabing
Maquillages Pascale Fau

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Un décor de carton-pâte (Bernard Fau), de magnifiques costumes Belle Epoque (David Belugou), des lumières crues (Joël Fabing)...A première vue, en faisant un "instantané" sur ce que l'on voit sur scène, on pourrait se croire à la création de l'oeuvre, tout au moins dans une reconstitution! Il n'en est rien, et c'est tout le talent de Michel Fau, qui met en scène et se met en scène, d'utiliser un cadre "classique" pour mieux en jouer, pour mieux le détourner, le malmener même (certaines entrées et sorties), et le confronter à un jeu décalé.

Tout est bien ficelé dans cette pièce écrite par un Guitry de 19 ans: l'intrigue, les dialogues, avec leur dose d'impertinence et de mysoginie. Nono, cocotte entretenue par Jacques, est confiée à son meilleur ami Robert, qui en tombe évidemment amoureux, part avec elle, et est lui-même poursuivi par son (ancienne?) amante Madame Weiss. Les retrouvailles de tout ce petit monde donneront lieu à des situations cocasses, comme on peut l'imaginer. Sous une intrigue simple, qui respecte totalement les canons du vaudeville (A aime B qui aime C qui est aimée par D, etc.), affleure un questionnement sur la femme-fantasme, la liberté, le rapport à l'argent...

En effet, Nono est-elle simplement une cocotte écervelée, ou sait-elle parfaitement ce qu'elle fait? C'est tout le talent de Julie Depardieu qui se déploie devant nous, mélange de naturel et de sophistication, de légèreté et de volonté, d'inconscience et de conscience...qui d'autre pour faire croire à une personnalité si insaisissable? A ses côtés, Michel Fau sculpte le texte avec le phrasé musical qu'on lui connaît, donnant l'illusion de ne pas jouer, mais jouant constamment, et renouvelant son jeu en permanence. Xavier Gallais est irrésistible d'élan juvénile, et Brigitte Catillon en amante contrariée, grande dame constamment au bord de la vulgarité, est parfaite. La distribution est parfaite jusque dans ses petits rôles, avec Roland Menou, serveur devenu majordome à la gestuelle incroyablement individuelle, Sissi Duparc, toujours aussi désopilante, et le prometteur Davy Vetter, grimé comme un mort, qui fait une entrée remarquée. A cet égard, les maquillages outranciers de Pascal Fau sont remarquables.

D'où vient une (très très) légère sensation d'inachevé? Personnellement, je l'ai ressentie dans la trop grande hétérogénéité des jeux de chaque comédien: du faussement naturel (Julie Depardieu) au naturel sophistiqué (Michel Fau), au décalé (les petits rôles), en passant par du très théâtral (Xavier Gallais) et du très sobre (Brigitte Catillon), une palette impressionnante (trop grande?) de façons de jouer est sous nos yeux. C'est très certainement une volonté du metteur en scène, de demander à chacun d'aller plus loin dans sa direction...mais du coup, comment ces personnages peuvent-ils se rencontrer, interagir de façon non-artificielle, non plaquée? Nous atteignons peut-être les limites du "tout décalé". Pour autant, cette Nono au théâtre de la Madeleine est un délicieux moment.



Gogol on ice (Le Mariage, Théâtre de la Ville, 30 septembre 2010)


mise en scène
Valery Fokine
décor, costumes
Alexandre Borovsky
musique
Léonide Dessiatnikov
direction musicale, assistant à la mise en scène
Ivan Blagodeur
lumières
Damir Ismaguilov
chorégraphie
Alexey Mirochnitchenko
assistant réalisateur
Ludmila Philippova

avec
Julia Martchenko, Kira Kreylis-Petrova, Maria Kouznetsova, Igor Volkov, Dimitri Lyssenkov, Pavel Yourinov, Andrey Matukov, Valentin Zakharov, Galina Legorova, Julia Sokolova, Arkady Volguine, Sviatoslav Tcherechnitchenko, Ivan Parchine


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Un homme déjà mûr, célibataire endurci, qui refuse de se marier, par peur des autres et de lui-même, une jeune fille qui n'a aucune confiance en personne, une marieuse à qui seule la vodka fait de l'effet, une série de prétendants plus égoïstes et insupportables les uns que les autres...telle est la galerie de portraits de la Russie profonde que Gogol nous invite à contempler, avec sa plume toujours aussi acérée, qui peu à peu virevolte et se fait poétique. Mais est-ce pour autant un regard distancié sur la Russie éternelle que le spectateur doit avoir? En quoi cette mascarade autour d'unions arrangées nous parle-t-elle toujours autant?

Le tour de force de la mise en scène enjouée de Valery Fokine est d'imaginer un espace clos où tous ces destins se rencontrent, non seulement au gré du "cérémonial" (chacun doit se présenter tour à tour), mais au gré des caprices, des rivalités, des prétentions, des volontés...et aussi du hasard! Quel espace métaphorique, à la fois mental et physique, se prêtait mieux à cela qu'une patinoire? Les destins glissent, s'entrechoquent, dérapent, freinent...L'idée paraît évidente, ce qui est la force des bonnes idées! Belle virtuosité gestuelle et chorégraphique, lisibilité, fluidité de l'action: le spectateur y gagne énormément, qui n'épargne pas ses éclats de rire. Mais chez Gogol, le rire est souvent cynique, l'amertume n'est jamais loin, ce que souligne le dénouement de la pièce. Les vieilles chansons populaires et soviétiques, comme "crachées" par un grammophone, soulignent cet entre-deux, entre tendresse et cruauté, que les personnages dégagent.

Un excellent moment de véritable théâtre de troupe (le théâtre Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg), avec une mise en scène inventive, virtuose, habile synthèse entre l'esprit russe de toujours (où le burlesque et le grotesque ne sont jamais loin) et un regard neuf.

vendredi 15 octobre 2010

Un grand concert (Orchestre de Paris, dir.Christoph von Dohnanyi; Martin Helmchen; Salle Pleyel, 29 septembre 2010)


  • Orchestre de Paris
  • Christoph von Dohnányi : direction
  • Martin Helmchen : piano

PROGRAMME

  • Jörg Widmann
  • Con brio hommage à Ludwig van Beethoven création française
  • Anton Dvorák
  • Concerto pour piano
  • Entracte
  • Ludwig van Beethoven
  • Symphonie n° 3 "Eroica"
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Il est des concerts marqués par le sceau de l'évidence. Evidence de la programmation, d'abord, autour de Beethoven, avec deux oeuvres en forme d'hommage, l'un humoristique, l'autre sérieux, et un des chefs d'oeuvres du compositeur. Evidence d'un lien entre Christoph von Dohnanyi et l'Orchestre de Paris, dont il a été premier chef invité et conseiller musical de 1998 à 2000. Evidence de l'interprétation, si solide, probe, intelligente et humble devant la musique, qu'elle sonne immédiatement comme une référence.

L'ombre tutélaire de Beethoven...Vaste sujet qui a inspiré (ou bridé) de nombreux compositeurs du XIXème siècle. Ce que l'on sait moins, c'est que le compositeur de Bonn continue d'inspirer nos compositeurs contemporains, à l'image du talentueux Jörg Widmann, qui avait présenté à l'Opéra Bastille Am Anfang il y a maintenant plus d'un an. Sans se référer explicitement à des extraits des 7ème et 8ème symphonies de l'opus beethovénien, il s'inspire de "gestes caractéristiques", notamment de leur "fureur rythmique". Force est de constater que rarement on a entendu oeuvre contemporaine avec une pareille inventivité rythmique et un pareil enthousiasme brillant (le titre, Con brio, convient à la perfection): l'utilisation de la timbale de manière mélodique, avec un éclat et une virtuosité incroyable, restera longtemps dans les mémoires. La pièce est passionnante de bout en bout, mêlant bruitages et harmonies plus tonales; elle mérite, surtout interprétée de la sorte, de figurer dans les programmes des concerts, par son inventivité, sa fougue, son esprit.

Le programme se poursuivait avec le méconnu Concerto pour piano en sol mineur, op.33, d'Antonin Dvorak, à la redoutable difficulté technique - Dvorak n'étant pas à proprement parler un virtuose du piano, les positions que la partition exige de la part de l'interprète ne sont pas naturelles -, si bien qu'après la mort du compositeur, Vilém Kurz en révisera l'écriture pianistique; il fallut attendre un certain Sviatoslav Richter pour réimposer la partition originale. C'est peu de le dire que ce manque de naturel de l'écriture pianistique ne vient même pas à l'idée d'un spectateur non averti, tant Martin Helmchen domine de la tête et des épaule son sujet techniquement, avec une fluidité extraordinaire. Interprétativement, le jeune allemand est absolument magistral: une grande musicalité, un toucher d'une délicatesse et d'une sensibilité exquises, une intelligence à toute épreuve, permettant de mettre en valeur de façon très claire et lisible l'architecture de l'oeuvre, sans tomber dans l'explication de texte. Rarement le dialogue entre un orchestre et un pianiste est porté à un si haut degré de réciprocité. Gageons sans nul doute que Martin Helmchen ira loin, tant il semble à la fois mûr et humble par rapport à la musique. Avec un chef au diapason de son pianiste (et réciproquement, donc), il est difficile de résister!

La clarté, l'intelligence, l'enthousiasme et l'humilité devant la musique, toutes ces qualités se retrouvent dans une exécution mémorable de la Symphonie Héroïque de Beethoven, dont le sens résonne incroyablement aux yeux du Français que je suis: on perçoit extrêmement bien l'enthousiasme démesuré que les idées des Lumières et de la Révolution Françaises ont provoqué chez le compositeur (Allegro con brio initial), pour laisser place à une amère désillusion (Marcia funebre du IIe mouvement), la célèbre dédicace à Bonaparte, biffée, apparaît sous nos yeux. Loin de tomber dans le piège de l'acoustique de Pleyel en tentant une lecture intimiste (piège dans lequel il était tombé avec son orchestre de la NDR de Hambourg il y a 2 ans), Dohnanyi fait exploser son orchestre dans un magnifique éclat d'orgueil, avec un mouvement initial d'une juvénilité, d'un enthousiasme, d'un élan extraordinaires. Le contraste n'en est que plus grand avec le sublime deuxième mouvement, où le chef s'attache à mettre en valeur les contre-chants, les textures des cordes qui s'épaississent jusqu'à la surprenante fugue; l'émotion est à son paroxysme dans cette page si haute d'inspiration. Dans les deux derniers mouvements, la hauteur de vue et l'intelligence sont là: non, tout ne sombre pas dans la désillusion, Beethoven va chercher un étendard plus élevé qu'un Bonaparte pour passer son message révolutionnaire; l'enthousiasme revient en force, prométhéen, emportant tout sur son passage, embelli par la direction limpide de Dohnanyi, tirant le meilleur d'un Orchestre de Paris visiblement très motivé par son chef.

Premier coup de coeur de la saison!

Trop doux et trop intime? (L'Enfance du Christ - Salle Pleyel, 28 septembre 2010)


  • Ensemble Orchestral de Paris
  • Accentus
  • Maîtrise de Paris*
  • Laurence Equilbey : direction
  • Vesselina Kasarova : mezzo-soprano
  • Paul Groves : ténor
  • Laurent Naouri : baryton-basse
  • Matthew Brook : baryton
  • Patrick Marco : chef de choeur*

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Représenter L'Enfance du Christ dans une grande salle de concert? L'idée est originale, déjà en soi, tant cette oeuvre hybride, oratorio d'un non-croyant né d'une supercherie faite aux critiques, recèle d'intimisme. Pour autant, la première partie, le Songe d'Hérode, fait parfois penser, par ses audaces harmoniques, son orchestration, la puissance de son évocation, aux plus grandes pages symphoniques de Berlioz. Mais c'est là que le bât blesse: comment représenter cette oeuvre dans un parti-pris intimiste sans que cela se perde dans la salle? Cela paraît impossible, et du coup, cette première partie puissante passe un peu à la trappe, perd beaucoup en chemin jusqu'à l'oreille de l'auditeur. On a le sentiment, au début, que l'orchestre, son chef, et les chanteurs, se cherchent un peu, à part Paul Groves, qui dès les premières notes, s'impose en Récitant formidablement éloquent, accentuant avec justesse tout ce qui doit être accentué, faisant prendre au texte une dimension élevée avec un français remarquable. A Laurence Equilbey manque ce sens théâtral qui fait les grands berlioziens. Ses armes sont tout autres: l'intériorité, le recueillement, la douceur. Du coup, le fameux songe n'est en rien terrifiant, avec un Laurent Naouri qui lui aussi peine à trouver ses marques.

Tout change avec l'apparition de Joseph et de Marie, et à ce moment, la douceur et l'intériorité voulues par la chef sont payantes: magnifique duo où les voix s'entremêlent pour bercer l'enfant Jésus. Heureuses surprises avec Vesselina Kasarova qui contient sa voix, son français, et leur donne des accents d'une humanité bouleversante; et Matthew Brook qui donne une élégance bienvenue à son Joseph. A partir de ce moment, on sent Laurence Equilbey bien plus à l'aise, sans pour autant être totalement convaincus: une légère impression de monotonie, voire d'ennui, envahit le spectateur. C'est peut-être le prix de la sérénité, qui ne paraît décidément pas de ce monde!

L'arrivée à Saïs est pourtant d'une justesse étonnante, avec un couple Joseph-Marie qui reste digne dans le malheur (et où Vesselina Kasarova ne parvient plus entièrement à masquer ses difficultés vocales, dans le bas-médium et le grave notamment), enfin accueilli par un père de famille magnifiquement sincère, Laurent Naouri retrouvé, bouleversant. Le choeur Accentus participe de cette bonne impression d'ensemble, avec une mise en place, une homogénéité quasi parfaites; mais il participe aussi de cette impression d'ennui, d'univocité, ce manque de contraste, qui "trahit" légèrement Berlioz et est "trahi" à son tour par les dimensions et l'acoustique de la Salle Pleyel. Les réserves tombent naturellement devant l'abandon serein de l'ensemble final, d'une humilité désarmante. Et l'on se prend à rêver d'une pareille représentation dans une belle église!

Così fan tutti i cantanti? (Così fan tutte, version de concert, dir.René Jacobs - Salle Pleyel, 27 septembre 2010)


  • Freiburger Barockorchester
  • Coro Gulbenkian
  • René Jacobs : direction
  • Alexandrina Pendatchanska : Fiordiligi
  • Marie-Claude Chappuis : Dorabella
  • Sunhae Im : Despina
  • Johannes Weisser : Guglielmo
  • Magnus Staveland : Ferrando
  • Marcos Fink : Don Alfonso
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Après une Flûte enchantée qui, par son hystérie baroqueuse désordonnée et ses inepties musicales, m'avait paru hors de propos, c'est avec une crainte certaine que j'appréhendais ce Così, pourtant l'opéra de Mozart dont on dit qu'il convient le mieux à René Jacobs.

Ces dires se sont immédiatement vérifiés, après des premiers accords m'ayant fait craindre le pire: fine, équilibrée, spirituelle, avec ce qu'il faut de dérision, sans déroger à l'élégance mozartienne, et avec une attention au chant de chaque instant, ainsi qu'un vrai sens théâtral, la direction de Jacobs est plus qu'intéressante, surtout à l'acte I, où la mise en place, l'articulation entre les airs et les récitatifs (merveilleusement travaillés et accompagnés) frise la perfection; quelques petits soucis (dès les cuivres de "Come scoglio", mais surtout à l'acte II) par la suite n'entacheront pas la superbe prestation de René Jacobs et du Freiburger Barockorchester, compagnon idéal et enthousiaste.

A l'heure où certaine scène parisienne se distingue par sa frilosité théâtrale, il est bon d'assister à une version de concert où le théâtre est omniprésent, dans l'orchestre, dans les récitatifs, et chez les chanteurs, qui il faut dire appartiennent à une génération où "jouer" est aussi important que "chanter". Ainsi, chacun est parfaitement dans son personnage, la mécanique théâtrale implacable de Così peut se mettre en place de la façon la plus naturelle qui soit, sans que la compréhension du spectateur ne soit altérée, bien au contraire. Que tous les protagonistes de ce concert en soient salués et remerciés, avec une mention spéciale pour la truculente Sunhae Im, irrésistible de drôlerie en Despina.

C'est côté chant, malheureusement, que les choses se gâtent; le verbe est choisi à dessein, car les choses commencent particulièrement bien. Johannes Weisser paraît même une vraie révélation dans la première partie, timbre chaleureux, rayonnant, belle musicalité, classe. Alexandrina Pendatchanska, pourtant annoncée souffrante, et Marie-Claude Chappuis, par leur timbre charnu, se complètent idéalement. Quant à Sunhae Im, non seulement elle fait le spectacle, mais sa prestation est vocalement probante. Un cran en-dessous, Marcos Fink, qui compense une perte des moyens, notamment dans l'aigu, par un métier et une humanité non-négligeables. Quant à Magnus Staveland, sans être inoubliable, il est satisfaisant en Ferrando. Si la machinerie théâtrale tient la distance, la machinerie vocale, après de merveilleux moments (l'enchaînement des ensembles au début du I, un trio "Soave sia il vento" sur le fil...), se grippe irrémédiablement: rarement je n'ai vu concert où les voix s'engament presque toutes, à l'exception de Sunhae Im. Weisser, après avoir démarré très (trop?) fort, récolte les fruits de quelques forçages, et son registre aigu se dérobe, part en arrière. Pendatchanska est vite rattrapée par son état de santé, qui la préoccupe et se répercute sur sa manière de chanter, qui devient d'un coup très tendue, notamment lors des aigus filés de "Per pietà, ben mio", au bord de l'accident et du renoncement. Marie-Claude Chappuis a un autre problème: sa belle voix large et charnue n'arrive pas toujours à bien se couler dans le moule mozartien. Ainsi se succèdent parfois quelques sons grossis et inégalités de registre. Magnus Staveland se retrouve lui aussi au bord de l'accident dès "Un'aura amorosa", par la faute d'une technique bizarre qui le contraint à trop appuyer sur la gorge et à serrer dans l'aigu; les difficultés continuent naturellement à l'acte II: heureusement que l'air "Ah! lo veggo" n'est pas interprété. Marcos Fink accuse de la fatigue également sur la fin. Alors, fatalité? "Così fan tutti i cantanti?" (ainsi font tous les chanteurs?) Toujours est-il que l'acte II fut vocalement plutôt pénible.

Finissons sur une note plus positive, pour souligner l'admirable prestation du Coro Gulbenkian, percutant, en place, insolent vocalement, composé de jeunes éléments talentueux dont, à coup sûr, certains auraient pu remplacer avantageusement quelques titulaires du soir...propulsés un peu trop vite?

Enfin prophète en son pays? (Orchestre de Paris, dir.Bertrand de Billy - Salle Pleyel, 22 septembre 2010)

      • Orchestre de Paris
      • Bertrand de Billy : direction
      • Susan Graham : mezzo-soprano

      • PROGRAMME

      • Anton Webern
      • Im Sommerwind
      • Ernest Chausson
      • Poème de l'amour et de la mer
      • Entracte
      • Henri Dutilleux
      • Mystère de l'instant
      • Robert Schumann
      • Symphonie n° 4

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      Cette soirée du 22 septembre promettait une rencontre assez intéressante entre une phalange entrant dans une nouvelle ère, et un chef français bien plus connu et apprécié à l'étranger, à Vienne notamment, que dans son propre pays. La rencontre n'allait pas décevoir, bien au contraire, si bien que l'on peut raisonnablement se poser la question suivante: comment la France peut-elle aller jusqu'à ignorer l'existence d'un tel talent?

      En une soirée, il fallait également que Bertrand de Billy se décrive, avec un programme lui correspondant: tour à tour viennois (Webern), français (Chausson, Dutilleux), allemand (Schumann), surtout moderne ET contemporain.

      Dès les premières notes pianissimo de Im Sommerwind, de Webern, on admire cette extrême précision, cette concentration de chaque instant, l'importance donnée à la transparence orchestrale, notamment du côté des cordes, ce sens de l'architecture d'une pièce, et ce style si viennois, dans les accentuations, les phrasés, les couleurs.

      Le tour de force continue dans le magnifique Poème de l'amour et de la mer de Chausson, où les vagues orchestrales s'entremêlent avec la magnifique voix d'une Susan Graham en pleine forme. La voix est insolente, magnifiquement projetée, le texte est compris et intégré de la façon la plus intelligente qui soit, et le sens du phrasé fait le reste. Sur un tapis sonore luxueux voire luxuriant (il faut voir la façon dont de Billy relance les phrases où l'orchestre est seul), l'émotion naît quasi automatiquement, pour culminer dans un dernier volet, "la Mort de l'amour", jusqu'au boutiste et nostalgique. La salle salue la performance d'une ovation méritée pour les deux principaux protagonistes.

      Bertrand de Billy a beaucoup fréquenté l'oeuvre de Dutilleux, donnant notamment à Vienne une intégrale de ses oeuvres pour orchestre. Le moins que l'on puisse dire, est que cela s'entend immédiatement dans ce merveilleux Mystère de l'instant, enchaînement de dix pièces, qui sont autant d'"instantanés" dans l'atelier de l'artiste, d'esquisses. Là encore, la précision, la concentration, l'élan sans aucune affectation, la poésie, la finesse, sont au rendez-vous.

      L'exécution de la symphonie n°4 de Schumann m'a légèrement laissé sur ma faim. Force est de constater que l'orchestre est une nouvelle fois magnifiquement en place, la direction extrêmement précise et affûtée, l'équilibre des plans sonores parfait...Mais...A mon sens, le parti-pris frise le contre-sens. Tout d'abord, Bertrand de Billy dirige par coeur, en souriant, ce qui me paraît difficilement conciliable avec l'atmosphère pesante, tendue, de cette symphonie, dont seul le dernier mouvement surnage d'une inquiétude sourde. Ensuite, les tempi adoptés me paraissent trop rapides, ne laissant justement pas le temps à l'inquiétude et à l'émotion d'affleurer. Enfin, le dernier mouvement est prétexte à une démonstration de virtuosité orchestrale certes assumée et réussie (la "strette" finale est éblouissante), mais on se demande ce qu'elle vient faire dans une musique aussi profonde que celle de Schumann, dont ce n'est à mon sens pas le propos. Qu'à cela ne tienne, cela déclenche les acclamations du public, et me laisse à la fin de ce concert sur un sentiment d'inachevé, car tout était indiscutablement magnifique avant ce Schumann où la mariée était trop belle!