vendredi 15 octobre 2010

Un grand concert (Orchestre de Paris, dir.Christoph von Dohnanyi; Martin Helmchen; Salle Pleyel, 29 septembre 2010)


  • Orchestre de Paris
  • Christoph von Dohnányi : direction
  • Martin Helmchen : piano

PROGRAMME

  • Jörg Widmann
  • Con brio hommage à Ludwig van Beethoven création française
  • Anton Dvorák
  • Concerto pour piano
  • Entracte
  • Ludwig van Beethoven
  • Symphonie n° 3 "Eroica"
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Il est des concerts marqués par le sceau de l'évidence. Evidence de la programmation, d'abord, autour de Beethoven, avec deux oeuvres en forme d'hommage, l'un humoristique, l'autre sérieux, et un des chefs d'oeuvres du compositeur. Evidence d'un lien entre Christoph von Dohnanyi et l'Orchestre de Paris, dont il a été premier chef invité et conseiller musical de 1998 à 2000. Evidence de l'interprétation, si solide, probe, intelligente et humble devant la musique, qu'elle sonne immédiatement comme une référence.

L'ombre tutélaire de Beethoven...Vaste sujet qui a inspiré (ou bridé) de nombreux compositeurs du XIXème siècle. Ce que l'on sait moins, c'est que le compositeur de Bonn continue d'inspirer nos compositeurs contemporains, à l'image du talentueux Jörg Widmann, qui avait présenté à l'Opéra Bastille Am Anfang il y a maintenant plus d'un an. Sans se référer explicitement à des extraits des 7ème et 8ème symphonies de l'opus beethovénien, il s'inspire de "gestes caractéristiques", notamment de leur "fureur rythmique". Force est de constater que rarement on a entendu oeuvre contemporaine avec une pareille inventivité rythmique et un pareil enthousiasme brillant (le titre, Con brio, convient à la perfection): l'utilisation de la timbale de manière mélodique, avec un éclat et une virtuosité incroyable, restera longtemps dans les mémoires. La pièce est passionnante de bout en bout, mêlant bruitages et harmonies plus tonales; elle mérite, surtout interprétée de la sorte, de figurer dans les programmes des concerts, par son inventivité, sa fougue, son esprit.

Le programme se poursuivait avec le méconnu Concerto pour piano en sol mineur, op.33, d'Antonin Dvorak, à la redoutable difficulté technique - Dvorak n'étant pas à proprement parler un virtuose du piano, les positions que la partition exige de la part de l'interprète ne sont pas naturelles -, si bien qu'après la mort du compositeur, Vilém Kurz en révisera l'écriture pianistique; il fallut attendre un certain Sviatoslav Richter pour réimposer la partition originale. C'est peu de le dire que ce manque de naturel de l'écriture pianistique ne vient même pas à l'idée d'un spectateur non averti, tant Martin Helmchen domine de la tête et des épaule son sujet techniquement, avec une fluidité extraordinaire. Interprétativement, le jeune allemand est absolument magistral: une grande musicalité, un toucher d'une délicatesse et d'une sensibilité exquises, une intelligence à toute épreuve, permettant de mettre en valeur de façon très claire et lisible l'architecture de l'oeuvre, sans tomber dans l'explication de texte. Rarement le dialogue entre un orchestre et un pianiste est porté à un si haut degré de réciprocité. Gageons sans nul doute que Martin Helmchen ira loin, tant il semble à la fois mûr et humble par rapport à la musique. Avec un chef au diapason de son pianiste (et réciproquement, donc), il est difficile de résister!

La clarté, l'intelligence, l'enthousiasme et l'humilité devant la musique, toutes ces qualités se retrouvent dans une exécution mémorable de la Symphonie Héroïque de Beethoven, dont le sens résonne incroyablement aux yeux du Français que je suis: on perçoit extrêmement bien l'enthousiasme démesuré que les idées des Lumières et de la Révolution Françaises ont provoqué chez le compositeur (Allegro con brio initial), pour laisser place à une amère désillusion (Marcia funebre du IIe mouvement), la célèbre dédicace à Bonaparte, biffée, apparaît sous nos yeux. Loin de tomber dans le piège de l'acoustique de Pleyel en tentant une lecture intimiste (piège dans lequel il était tombé avec son orchestre de la NDR de Hambourg il y a 2 ans), Dohnanyi fait exploser son orchestre dans un magnifique éclat d'orgueil, avec un mouvement initial d'une juvénilité, d'un enthousiasme, d'un élan extraordinaires. Le contraste n'en est que plus grand avec le sublime deuxième mouvement, où le chef s'attache à mettre en valeur les contre-chants, les textures des cordes qui s'épaississent jusqu'à la surprenante fugue; l'émotion est à son paroxysme dans cette page si haute d'inspiration. Dans les deux derniers mouvements, la hauteur de vue et l'intelligence sont là: non, tout ne sombre pas dans la désillusion, Beethoven va chercher un étendard plus élevé qu'un Bonaparte pour passer son message révolutionnaire; l'enthousiasme revient en force, prométhéen, emportant tout sur son passage, embelli par la direction limpide de Dohnanyi, tirant le meilleur d'un Orchestre de Paris visiblement très motivé par son chef.

Premier coup de coeur de la saison!

Trop doux et trop intime? (L'Enfance du Christ - Salle Pleyel, 28 septembre 2010)


  • Ensemble Orchestral de Paris
  • Accentus
  • Maîtrise de Paris*
  • Laurence Equilbey : direction
  • Vesselina Kasarova : mezzo-soprano
  • Paul Groves : ténor
  • Laurent Naouri : baryton-basse
  • Matthew Brook : baryton
  • Patrick Marco : chef de choeur*

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Représenter L'Enfance du Christ dans une grande salle de concert? L'idée est originale, déjà en soi, tant cette oeuvre hybride, oratorio d'un non-croyant né d'une supercherie faite aux critiques, recèle d'intimisme. Pour autant, la première partie, le Songe d'Hérode, fait parfois penser, par ses audaces harmoniques, son orchestration, la puissance de son évocation, aux plus grandes pages symphoniques de Berlioz. Mais c'est là que le bât blesse: comment représenter cette oeuvre dans un parti-pris intimiste sans que cela se perde dans la salle? Cela paraît impossible, et du coup, cette première partie puissante passe un peu à la trappe, perd beaucoup en chemin jusqu'à l'oreille de l'auditeur. On a le sentiment, au début, que l'orchestre, son chef, et les chanteurs, se cherchent un peu, à part Paul Groves, qui dès les premières notes, s'impose en Récitant formidablement éloquent, accentuant avec justesse tout ce qui doit être accentué, faisant prendre au texte une dimension élevée avec un français remarquable. A Laurence Equilbey manque ce sens théâtral qui fait les grands berlioziens. Ses armes sont tout autres: l'intériorité, le recueillement, la douceur. Du coup, le fameux songe n'est en rien terrifiant, avec un Laurent Naouri qui lui aussi peine à trouver ses marques.

Tout change avec l'apparition de Joseph et de Marie, et à ce moment, la douceur et l'intériorité voulues par la chef sont payantes: magnifique duo où les voix s'entremêlent pour bercer l'enfant Jésus. Heureuses surprises avec Vesselina Kasarova qui contient sa voix, son français, et leur donne des accents d'une humanité bouleversante; et Matthew Brook qui donne une élégance bienvenue à son Joseph. A partir de ce moment, on sent Laurence Equilbey bien plus à l'aise, sans pour autant être totalement convaincus: une légère impression de monotonie, voire d'ennui, envahit le spectateur. C'est peut-être le prix de la sérénité, qui ne paraît décidément pas de ce monde!

L'arrivée à Saïs est pourtant d'une justesse étonnante, avec un couple Joseph-Marie qui reste digne dans le malheur (et où Vesselina Kasarova ne parvient plus entièrement à masquer ses difficultés vocales, dans le bas-médium et le grave notamment), enfin accueilli par un père de famille magnifiquement sincère, Laurent Naouri retrouvé, bouleversant. Le choeur Accentus participe de cette bonne impression d'ensemble, avec une mise en place, une homogénéité quasi parfaites; mais il participe aussi de cette impression d'ennui, d'univocité, ce manque de contraste, qui "trahit" légèrement Berlioz et est "trahi" à son tour par les dimensions et l'acoustique de la Salle Pleyel. Les réserves tombent naturellement devant l'abandon serein de l'ensemble final, d'une humilité désarmante. Et l'on se prend à rêver d'une pareille représentation dans une belle église!

Così fan tutti i cantanti? (Così fan tutte, version de concert, dir.René Jacobs - Salle Pleyel, 27 septembre 2010)


  • Freiburger Barockorchester
  • Coro Gulbenkian
  • René Jacobs : direction
  • Alexandrina Pendatchanska : Fiordiligi
  • Marie-Claude Chappuis : Dorabella
  • Sunhae Im : Despina
  • Johannes Weisser : Guglielmo
  • Magnus Staveland : Ferrando
  • Marcos Fink : Don Alfonso
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Après une Flûte enchantée qui, par son hystérie baroqueuse désordonnée et ses inepties musicales, m'avait paru hors de propos, c'est avec une crainte certaine que j'appréhendais ce Così, pourtant l'opéra de Mozart dont on dit qu'il convient le mieux à René Jacobs.

Ces dires se sont immédiatement vérifiés, après des premiers accords m'ayant fait craindre le pire: fine, équilibrée, spirituelle, avec ce qu'il faut de dérision, sans déroger à l'élégance mozartienne, et avec une attention au chant de chaque instant, ainsi qu'un vrai sens théâtral, la direction de Jacobs est plus qu'intéressante, surtout à l'acte I, où la mise en place, l'articulation entre les airs et les récitatifs (merveilleusement travaillés et accompagnés) frise la perfection; quelques petits soucis (dès les cuivres de "Come scoglio", mais surtout à l'acte II) par la suite n'entacheront pas la superbe prestation de René Jacobs et du Freiburger Barockorchester, compagnon idéal et enthousiaste.

A l'heure où certaine scène parisienne se distingue par sa frilosité théâtrale, il est bon d'assister à une version de concert où le théâtre est omniprésent, dans l'orchestre, dans les récitatifs, et chez les chanteurs, qui il faut dire appartiennent à une génération où "jouer" est aussi important que "chanter". Ainsi, chacun est parfaitement dans son personnage, la mécanique théâtrale implacable de Così peut se mettre en place de la façon la plus naturelle qui soit, sans que la compréhension du spectateur ne soit altérée, bien au contraire. Que tous les protagonistes de ce concert en soient salués et remerciés, avec une mention spéciale pour la truculente Sunhae Im, irrésistible de drôlerie en Despina.

C'est côté chant, malheureusement, que les choses se gâtent; le verbe est choisi à dessein, car les choses commencent particulièrement bien. Johannes Weisser paraît même une vraie révélation dans la première partie, timbre chaleureux, rayonnant, belle musicalité, classe. Alexandrina Pendatchanska, pourtant annoncée souffrante, et Marie-Claude Chappuis, par leur timbre charnu, se complètent idéalement. Quant à Sunhae Im, non seulement elle fait le spectacle, mais sa prestation est vocalement probante. Un cran en-dessous, Marcos Fink, qui compense une perte des moyens, notamment dans l'aigu, par un métier et une humanité non-négligeables. Quant à Magnus Staveland, sans être inoubliable, il est satisfaisant en Ferrando. Si la machinerie théâtrale tient la distance, la machinerie vocale, après de merveilleux moments (l'enchaînement des ensembles au début du I, un trio "Soave sia il vento" sur le fil...), se grippe irrémédiablement: rarement je n'ai vu concert où les voix s'engament presque toutes, à l'exception de Sunhae Im. Weisser, après avoir démarré très (trop?) fort, récolte les fruits de quelques forçages, et son registre aigu se dérobe, part en arrière. Pendatchanska est vite rattrapée par son état de santé, qui la préoccupe et se répercute sur sa manière de chanter, qui devient d'un coup très tendue, notamment lors des aigus filés de "Per pietà, ben mio", au bord de l'accident et du renoncement. Marie-Claude Chappuis a un autre problème: sa belle voix large et charnue n'arrive pas toujours à bien se couler dans le moule mozartien. Ainsi se succèdent parfois quelques sons grossis et inégalités de registre. Magnus Staveland se retrouve lui aussi au bord de l'accident dès "Un'aura amorosa", par la faute d'une technique bizarre qui le contraint à trop appuyer sur la gorge et à serrer dans l'aigu; les difficultés continuent naturellement à l'acte II: heureusement que l'air "Ah! lo veggo" n'est pas interprété. Marcos Fink accuse de la fatigue également sur la fin. Alors, fatalité? "Così fan tutti i cantanti?" (ainsi font tous les chanteurs?) Toujours est-il que l'acte II fut vocalement plutôt pénible.

Finissons sur une note plus positive, pour souligner l'admirable prestation du Coro Gulbenkian, percutant, en place, insolent vocalement, composé de jeunes éléments talentueux dont, à coup sûr, certains auraient pu remplacer avantageusement quelques titulaires du soir...propulsés un peu trop vite?

Enfin prophète en son pays? (Orchestre de Paris, dir.Bertrand de Billy - Salle Pleyel, 22 septembre 2010)

      • Orchestre de Paris
      • Bertrand de Billy : direction
      • Susan Graham : mezzo-soprano

      • PROGRAMME

      • Anton Webern
      • Im Sommerwind
      • Ernest Chausson
      • Poème de l'amour et de la mer
      • Entracte
      • Henri Dutilleux
      • Mystère de l'instant
      • Robert Schumann
      • Symphonie n° 4

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      Cette soirée du 22 septembre promettait une rencontre assez intéressante entre une phalange entrant dans une nouvelle ère, et un chef français bien plus connu et apprécié à l'étranger, à Vienne notamment, que dans son propre pays. La rencontre n'allait pas décevoir, bien au contraire, si bien que l'on peut raisonnablement se poser la question suivante: comment la France peut-elle aller jusqu'à ignorer l'existence d'un tel talent?

      En une soirée, il fallait également que Bertrand de Billy se décrive, avec un programme lui correspondant: tour à tour viennois (Webern), français (Chausson, Dutilleux), allemand (Schumann), surtout moderne ET contemporain.

      Dès les premières notes pianissimo de Im Sommerwind, de Webern, on admire cette extrême précision, cette concentration de chaque instant, l'importance donnée à la transparence orchestrale, notamment du côté des cordes, ce sens de l'architecture d'une pièce, et ce style si viennois, dans les accentuations, les phrasés, les couleurs.

      Le tour de force continue dans le magnifique Poème de l'amour et de la mer de Chausson, où les vagues orchestrales s'entremêlent avec la magnifique voix d'une Susan Graham en pleine forme. La voix est insolente, magnifiquement projetée, le texte est compris et intégré de la façon la plus intelligente qui soit, et le sens du phrasé fait le reste. Sur un tapis sonore luxueux voire luxuriant (il faut voir la façon dont de Billy relance les phrases où l'orchestre est seul), l'émotion naît quasi automatiquement, pour culminer dans un dernier volet, "la Mort de l'amour", jusqu'au boutiste et nostalgique. La salle salue la performance d'une ovation méritée pour les deux principaux protagonistes.

      Bertrand de Billy a beaucoup fréquenté l'oeuvre de Dutilleux, donnant notamment à Vienne une intégrale de ses oeuvres pour orchestre. Le moins que l'on puisse dire, est que cela s'entend immédiatement dans ce merveilleux Mystère de l'instant, enchaînement de dix pièces, qui sont autant d'"instantanés" dans l'atelier de l'artiste, d'esquisses. Là encore, la précision, la concentration, l'élan sans aucune affectation, la poésie, la finesse, sont au rendez-vous.

      L'exécution de la symphonie n°4 de Schumann m'a légèrement laissé sur ma faim. Force est de constater que l'orchestre est une nouvelle fois magnifiquement en place, la direction extrêmement précise et affûtée, l'équilibre des plans sonores parfait...Mais...A mon sens, le parti-pris frise le contre-sens. Tout d'abord, Bertrand de Billy dirige par coeur, en souriant, ce qui me paraît difficilement conciliable avec l'atmosphère pesante, tendue, de cette symphonie, dont seul le dernier mouvement surnage d'une inquiétude sourde. Ensuite, les tempi adoptés me paraissent trop rapides, ne laissant justement pas le temps à l'inquiétude et à l'émotion d'affleurer. Enfin, le dernier mouvement est prétexte à une démonstration de virtuosité orchestrale certes assumée et réussie (la "strette" finale est éblouissante), mais on se demande ce qu'elle vient faire dans une musique aussi profonde que celle de Schumann, dont ce n'est à mon sens pas le propos. Qu'à cela ne tienne, cela déclenche les acclamations du public, et me laisse à la fin de ce concert sur un sentiment d'inachevé, car tout était indiscutablement magnifique avant ce Schumann où la mariée était trop belle!