dimanche 17 octobre 2010

Et Harteros dompta le public (Otello de Verdi en version de concert, dir.Daniel Harding - Théâtre des Champs-Elysées, 9 octobre 2010)


Daniel Harding direction

Franco Farina Otello
Anja Harteros Desdemona
Franco Vassallo Jago
Alexey Dolgov Cassio
Christina Dalestska Emilia
Emanuele Giannino Rodrigo
Stanislav Shevts Lodovico
Giovanni Guagliardo Montano / Herold
Mahler Chamber Orchestra
WDR Rundfunkchor Köln

Les Petits Chanteurs de Strasbourg - Maîtrise de l'Opéra national du Rhin


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Curieuse soirée que cet Otello de Verdi, en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées. Le public était particulièrement dissipé, et à vrai dire pénible, dès l'annonce du remplacement de dernière minute de Ben Heppner par Franco Farina, immédiatement suivi de murmures de mécontentement, jusqu'à l'accueil du ténor américain, chahuté comme rarement, en passant par des toux à chaque nuance piano ou chaque silence, et quelques huées adressées au chef au retour de l'entracte...Il y avait meilleures conditions pour apprécier une version de concert qui, pourtant, ne manquait pas de qualités et ne méritait pas, loin s'en faut, un tel accueil.


Premier visé par le public: Franco Farina, qui a eu le mérite premier de sauver cette soirée de l'annulation, et mérite d'être salué à ce titre. Si les ans ont irrémédiablement passé sur une voix devenue très raide, parfois pénible à écouter (sur certains aigus très droits, avec un timbre par moment ingrat), la performance n'est pas non plus indigne, le personnage existe, ivre de douleur et de jalousie, et certaines nuances (à la fin du duo du I, dans ses deux monologues à l'acte III puis à l'acte IV) font naître une émotion certaine, rendent la blessure du personnage plutôt crédible. Pas de quoi sauter au plafond, certes, mais pas de quoi inonder le chanteur de huées comme ça a malheureusement été le cas.


Deuxième visé par le public, seulement à l'entracte: Daniel Harding, à la tête du Mahler Chamber Orchestra. Est-ce le souvenir de ses Mozart à Aix? La mauvaise réputation créée par le bouche à oreille? Le conservatisme rigide des afficionados de Verdi qui ne le considèrent pas comme un chef verdien? La doxa en vogue qui veut qu'on mesure la qualité d'un chef d'orchestre au nombre de décibels et au tempo adopté? Il me semble personnellement, qu'il s'agit davantage d'une de ces explications possibles, que d'un jugement sur la prestation de ce soir-là. Si Harding privilégie parfois le pointillisme interprétatif (relevant un peu artificiellement tel ou tel détail d'orchestration), il n'en abuse pas là, et si sa direction manque parfois légèrement de théâtralité (lors du duo Otello-Iago qui conclue l'acte II par exemple), elle n'en est pas moins centrée sur le drame, et évolue au fil de l'oeuvre vers une densité impressionnante. La tempête initiale n'est pas un ouragan qui dévaste tout sur son passage, mais la mise en valeur des différents plans musicaux, de l'orchestration prodigieuse de Verdi, est tout aussi intéressante. Quel tapis sonore pour l'arrivée de Desdémone à la fin de l'acte II! Quels phrasés fabuleux lors de la grande scène de cette même Desdémone à l'acte IV, quelle concentration, quelle tenue! Harding a l'immense mérite de renouveler notre écoute d'Otello, nous rappelant combien la partition doit à Wagner, à Berlioz, et même à Schumann. Si ce n'est pas forcément "idiomatique" (mais qu'est-ce qui l'est?), c'est fascinant, de bout en bout, et de plus en plus.


Heureusement, quelqu'un a su mettre tout le monde d'accord au cours de cette soirée: Anja Harteros qui impose une Desdémone absolument idéale, anthologique même (n'ayons pas peur des mots!), marquée du sceau de l'évidence. Dès sa première phrase ("mio superbo guerrier", comme si elle s'adressait à la salle entière), un personnage est dessiné, bouillonnant de féminité, d'ardeur juvénile qui peu à peu va céder à un mûrissement précoce, à mesure qu'elle comprend la folle jalousie dans laquelle s'enferme son mari. Du grave à l'aigu, la voix est belle, ample, homogène, à aucun moment on a l'impression que la chanteuse force des moyens impressionnants, le sens du phrasé est absolument magnifique, et quelle émotion elle sait mettre dans son chant! La scène de l'acte IV, avec la chanson du saule et l'Ave Maria, est un pur moment de grâce, qui réussit enfin à faire taire les catarrheux de la salle! Un des trop rares moments où le temps paraît comme suspendu, et où le spectateur est suspendu aux lèvres de la chanteuse, qui tire les larmes par sa noble résignation, ses piani jamais détimbrés, son abandon. Longtemps on se souviendra du "ah! Emilia, addio" qu'elle lance, désespérée, ainsi que de la note filée qui conclut souverainement l'Ave Maria: moments qui font aisément oublier les quelques effets véristes légèrement déplacés lors de sa mort. Une ovation immense, à la mesure de la chanteuse qui est décidément plus qu'à suivre, et surtout à la mesure de sa performance du soir.


En Iago, on se réjouit d'avoir un baryton aussi cultivé et bien chantant que Franco Vassallo, qui commence tambour battant avec une chanson à boire que l'on n'a jamais vu chantée de la sorte, avec la aigu, s'il vous plaît! Le personnage ne tire pas vers l'histrionisme, on sent un Iago humain, trop humain, qui n'est jamais un monstre. Malheureusement, certaines pages (dont le célèbre "Credo") le mettent quelque peu en difficulté, tirant un peu son aigu, à court de grave aussi, écrasant quelque peu ses voyelles...Une très belle prestation tout de même, avec un récit "Era la notte" suggestif et sur le fil, ou un "Ecco il leone!" plein d'amère ironie envers Otello.


Autour de ce trio, des seconds rôles bien distribués, mentionnons le Cassio juvénile et enthousiaste d'Alexei Dolgov, ainsi que l'Emilia extrêmement émouvante de Christina Dalestska. Le choeur de la WDR Rundfunk Köln est quasi-irréprochable, d'impact comme d'homogénéité.


Une soirée passionnante à plus d'un titre, qui nous fait regretter l'absence actuelle d'un très grand titulaire d'Otello pouvant évoluer à la hauteur de cette Desdemona!

Nono décalée (Nono, Théâtre de la Madeleine, 7 octobre 2010)


Avec
Julie Depardieu
Michel Fau

Xavier Gallais
Brigitte Catillon

Sissi Duparc, Roland Menou,
Davy Vetter

Mise en scène de Michel Fau
Costumes, David Belugou
Décors
Bernard Fau,
Lumière
Joël Fabing
Maquillages Pascale Fau

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Un décor de carton-pâte (Bernard Fau), de magnifiques costumes Belle Epoque (David Belugou), des lumières crues (Joël Fabing)...A première vue, en faisant un "instantané" sur ce que l'on voit sur scène, on pourrait se croire à la création de l'oeuvre, tout au moins dans une reconstitution! Il n'en est rien, et c'est tout le talent de Michel Fau, qui met en scène et se met en scène, d'utiliser un cadre "classique" pour mieux en jouer, pour mieux le détourner, le malmener même (certaines entrées et sorties), et le confronter à un jeu décalé.

Tout est bien ficelé dans cette pièce écrite par un Guitry de 19 ans: l'intrigue, les dialogues, avec leur dose d'impertinence et de mysoginie. Nono, cocotte entretenue par Jacques, est confiée à son meilleur ami Robert, qui en tombe évidemment amoureux, part avec elle, et est lui-même poursuivi par son (ancienne?) amante Madame Weiss. Les retrouvailles de tout ce petit monde donneront lieu à des situations cocasses, comme on peut l'imaginer. Sous une intrigue simple, qui respecte totalement les canons du vaudeville (A aime B qui aime C qui est aimée par D, etc.), affleure un questionnement sur la femme-fantasme, la liberté, le rapport à l'argent...

En effet, Nono est-elle simplement une cocotte écervelée, ou sait-elle parfaitement ce qu'elle fait? C'est tout le talent de Julie Depardieu qui se déploie devant nous, mélange de naturel et de sophistication, de légèreté et de volonté, d'inconscience et de conscience...qui d'autre pour faire croire à une personnalité si insaisissable? A ses côtés, Michel Fau sculpte le texte avec le phrasé musical qu'on lui connaît, donnant l'illusion de ne pas jouer, mais jouant constamment, et renouvelant son jeu en permanence. Xavier Gallais est irrésistible d'élan juvénile, et Brigitte Catillon en amante contrariée, grande dame constamment au bord de la vulgarité, est parfaite. La distribution est parfaite jusque dans ses petits rôles, avec Roland Menou, serveur devenu majordome à la gestuelle incroyablement individuelle, Sissi Duparc, toujours aussi désopilante, et le prometteur Davy Vetter, grimé comme un mort, qui fait une entrée remarquée. A cet égard, les maquillages outranciers de Pascal Fau sont remarquables.

D'où vient une (très très) légère sensation d'inachevé? Personnellement, je l'ai ressentie dans la trop grande hétérogénéité des jeux de chaque comédien: du faussement naturel (Julie Depardieu) au naturel sophistiqué (Michel Fau), au décalé (les petits rôles), en passant par du très théâtral (Xavier Gallais) et du très sobre (Brigitte Catillon), une palette impressionnante (trop grande?) de façons de jouer est sous nos yeux. C'est très certainement une volonté du metteur en scène, de demander à chacun d'aller plus loin dans sa direction...mais du coup, comment ces personnages peuvent-ils se rencontrer, interagir de façon non-artificielle, non plaquée? Nous atteignons peut-être les limites du "tout décalé". Pour autant, cette Nono au théâtre de la Madeleine est un délicieux moment.



Gogol on ice (Le Mariage, Théâtre de la Ville, 30 septembre 2010)


mise en scène
Valery Fokine
décor, costumes
Alexandre Borovsky
musique
Léonide Dessiatnikov
direction musicale, assistant à la mise en scène
Ivan Blagodeur
lumières
Damir Ismaguilov
chorégraphie
Alexey Mirochnitchenko
assistant réalisateur
Ludmila Philippova

avec
Julia Martchenko, Kira Kreylis-Petrova, Maria Kouznetsova, Igor Volkov, Dimitri Lyssenkov, Pavel Yourinov, Andrey Matukov, Valentin Zakharov, Galina Legorova, Julia Sokolova, Arkady Volguine, Sviatoslav Tcherechnitchenko, Ivan Parchine


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Un homme déjà mûr, célibataire endurci, qui refuse de se marier, par peur des autres et de lui-même, une jeune fille qui n'a aucune confiance en personne, une marieuse à qui seule la vodka fait de l'effet, une série de prétendants plus égoïstes et insupportables les uns que les autres...telle est la galerie de portraits de la Russie profonde que Gogol nous invite à contempler, avec sa plume toujours aussi acérée, qui peu à peu virevolte et se fait poétique. Mais est-ce pour autant un regard distancié sur la Russie éternelle que le spectateur doit avoir? En quoi cette mascarade autour d'unions arrangées nous parle-t-elle toujours autant?

Le tour de force de la mise en scène enjouée de Valery Fokine est d'imaginer un espace clos où tous ces destins se rencontrent, non seulement au gré du "cérémonial" (chacun doit se présenter tour à tour), mais au gré des caprices, des rivalités, des prétentions, des volontés...et aussi du hasard! Quel espace métaphorique, à la fois mental et physique, se prêtait mieux à cela qu'une patinoire? Les destins glissent, s'entrechoquent, dérapent, freinent...L'idée paraît évidente, ce qui est la force des bonnes idées! Belle virtuosité gestuelle et chorégraphique, lisibilité, fluidité de l'action: le spectateur y gagne énormément, qui n'épargne pas ses éclats de rire. Mais chez Gogol, le rire est souvent cynique, l'amertume n'est jamais loin, ce que souligne le dénouement de la pièce. Les vieilles chansons populaires et soviétiques, comme "crachées" par un grammophone, soulignent cet entre-deux, entre tendresse et cruauté, que les personnages dégagent.

Un excellent moment de véritable théâtre de troupe (le théâtre Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg), avec une mise en scène inventive, virtuose, habile synthèse entre l'esprit russe de toujours (où le burlesque et le grotesque ne sont jamais loin) et un regard neuf.