vendredi 18 décembre 2009

Phénoménale Grubi (récital Edita Gruberova, Théâtre des Champs-Elysées, 17 décembre 2009)




Mozart : Le Directeur de théâtre, ouverture
"Martern aller Arten", air de Konstanze (Entführung aus dem Serail)

Wolf-Ferrari : I Quattro Rusteghi, Vorspiel et Intermezzo
Il segreto di Susanna, ouverture

Donizetti : "Il dolce suono", "Spargi d'amaro pianto" (Lucia di Lammermoor)

Chapi : Preludio de la Revoltosa

Bellini: "Oh, s'io potessi", "Col sorriso", "Oh sole, ti vela" airs d'Imogene (Il Pirata)

Donizetti : Roberto Devereux, ouverture
"E Sara, in questi orribili", "Vivi, ingrato", "Quel Sangue" airs d'Elisabetta (Roberto Devereux)

bis: Air d'Adele (Johann Strauss, Die Fledermaus), cavatine de Linda di Chamounix (Donizetti), de nouveau l'air d'Adele.



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Il est des concerts où l'on va sans trop savoir à quoi s'attendre, avec un mélange de curiosité (parfois même malsaine!), et de crainte. Curiosité de voir une artiste, Edita Gruberova, qui fait partie des derniers "dinosaures" d'une génération de (quasi-) monstres sacrés, et est rare en France (sa dernière apparition parisienne remontant à un concert de duos avec Vesselina Kasarova en 1999) - sa carrière évoluant essentiellement dans le monde lyrique germano-autrichien et espagnol, où elle est une véritable star. Curiosité malsaine, Beckmesser ayant des a-prioris sur l'artiste en question, supposée de mauvais goût, alternant miaulements et aigus pris par en-dessous, s'attaquant à des rôles trop larges pour sa petite voix de chouette, le tout en minaudant de façon totalement ringarde! Curiosité bienveillante aussi, de voir des amis qui comptent vraiment vouer une admiration sans bornes à cette artiste, et d'essayer d'en décortiquer les raisons, objectives ou non. Curiosité amusée de voir le spectacle dans la salle, et partant de là, un décalage supposé entre cette atmosphère qui promettait d'être électrique, et la qualité réelle de ce que proposerait la chanteuse. Craintes du coup de voir une artiste de 63 ans accuser d'un coup le poids des ans en s'imposant un programme trop lourd, trop long, trop difficile pour elle.



Car il faut une sacrée dose d'inconscience pour composer un tel programme, sans aucun tour de chauffe, commençant par le meurtrier "Martern aller Arten" de l'Enlèvement au Sérail, pour continuer sur des terres italiennes (jugées moins idiomatiques pour la chanteuse) avec des scènes entière, scène de la folie de Lucia, d'Imogene, scène finale de Roberto Devereux. Un tel programme, en soi, est déjà exceptionnel; mais à 63 ans! C'est proprement prodigieux. Mais ce côté prodigieux n'aurait été qu'anecdotique (ou au contraire, aurait desservi la chanteuse) s'il n'était pas totalement maîtrisé, avec un aplomb, une autorité, un métier et un engagement bluffants! Pas à un seul moment, on a l'impression de voir la chanteuse s'économiser pour la suite du programme, bien au contraire!



Dès son arrivée sur scène, Edita Gruberova montre tout son métier. On la sent stressée, tendue, devant les attentes des spectateurs, devant un public français si longtemps frustré de son absence. Eh bien elle réussit à sublimer ce stress bien légitime, à le transformer en énergie positive. Sa Konstanze initiale est donc d'un volontarisme et d'une autorité inouïes. Et dès les premières notes, c'est le choc: la voix n'a absolument rien perdu, ou presque rien, elle est d'une santé époustouflante; la projection est prodigieuse, la voix remplit sans aucune difficulté la salle, bourdonne dans les oreilles des spectateurs, prend mille couleurs, mille inflexions différentes, l'interprète prend des risques incroyables, comme ces notes aiguës attaquées pianissimo puis enflées progressivement, les vocalises n'ont rien perdu de leur précision horlogère, l'intonation est tout à fait juste; on retrouve la grande mozartienne qu'est à la base Gruberova, en lui pardonnant aisément son absence de graves.

Le programme se poursuit par une scène de folie de Lucia qui balance au début entre une volonté louable de sobriété, un effort sur le texte, les accents (avec des notes volontairement "droites"), et un expressionnisme jamais outrancier cependant; toutes les (légères) réserves se trouvent balayées par un dialogue proprement époustouflant avec la flûte, où les deux instruments (parce que là, la voix de Gruberova se fait totalement instrumentale) s'imitent et se croise avec une complicité étourdissante. L'aigu et le suraigu sont cristallins et l'on est totalement suspendu aux lèvres de la chanteuse. Le public exulte à juste titre, ne laissant pas (et c'est presque dommage, tant il y avait une énergie particulière) la chanteuse enchaîner directement sur la cabalette "Spargi d'amaro pianto", enlevée avec brio mais, par la force des choses, détachée du reste de la scène.



La scène de folie d'Imogene était peut-être le moment le moins réussi de la soirée, mais quelle maîtrise tout de même dans une scène meurtrière qui a emporté plus d'une cantatrice, ou à défaut, frustré plus d'un spectateur. Le langage de Bellini est peut-être celui qui convient le moins à la cantatrice, prise (légèrement) en défaut de ligne de chant dans la cantilène initiale - mais quel métier pour venir à bout, et sans difficulté apparente, de cette scène! Et quelle différence avec un extrait sur youtube de la même chanteuse, un an auparavant à Bratislava, qui multipliait erreurs de justesse et écartements stylistiques coupables! A défaut d'adéquation parfaite, la maîtrise est sidérante.

Le concert culmine (enfin, croit-on) avec une scène finale de Devereux pour laquelle la cantatrice s'est adjoint sympathiquement les services de trois jeunes chanteurs, dont nous ne retiendrons que Julie Gautrot, mezzo-soprano à la présence prometteuse. Tout le personnage d'Elisabetta se dévoile sous nos yeux, déchiré, désespéré, et balaie peu à peu les dernières réticences que nous avions. Que la voix sonne large pour une voix aussi à l'aise dans l'aigu! Les nuances piano ne sont en rien des miaulements gratuits, mais ont vraiment un sens dramatique très réfléchi. Et "quel sangue versato" est bouleversant d'émotion, d'impact, de précision, en bref, rend totalement justice à cette page qui tire déjà vers Verdi.

Le délire est total dans la salle et on ne sait qu'admirer le plus chez cette chanteuse: son métier incroyable, sa générosité à toute épreuve, l'impact sidérant de sa voix, sa santé époustouflante pour son âge et au vu de sa carrière, sa technique proprement phénoménale qui lui permet de prendre des risques insensés...pourquoi choisir? C'est cette combinaison de qualités qui font qu'on a l'impression de se trouver devant un "monstre sacré", témoin d'une époque révolue, celles des "divas", enchantant le public par la seule force de leur chant, et non par leur physique de pin-up doublé d'un marketing offensif et ravageur (des exceptions existent qui allient les deux, mais n'est pas Netrebko qui veut).



Un deuxième concert commence une fois le corps du programme effectué. La salle est debout, les fans se font de plus en plus bruyants, interpellent la Diva, lui demandant de revenir au plus tôt à Paris. En guise de bouquet final, la cantatrice nous montre une autre facette de son talent en faisant rire la salle aux éclats dans un air d'Adele (dans la Chauve-Souris de Johann Strauss)hilarant, désopilant, plein de cet esprit viennois si particulier.

Nous n'en avons hélas enregistré que le début:



S'en suivit la cavatine de Linda di Chamounix de Donizetti, irrésistible, avec son passage rapide ("O luce di quest'anima") où Gruberova fit valoir toute sa science des vocalises perlées, détaillées avec une grande gourmandise.



Et pour la fin, à la demande de Dominique Meyer, l'ancien directeur du TCE et nouveau directeur de la Staatsoper de Vienne, véritable seconde maison de "Grubi", une deuxième fois l'air d'Adele, où la chanteuse fait valoir son immense métier: pas à un seul moment, le spectateur n'a l'impression d'entendre le même air! Toujours aussi hilarante, Gruberova "s'attaque", après le premier violon, à un violoncelliste, qu'elle remercie chaleureusement par la suite. La salle est aux anges, presque tous les spectateurs sont debout, spontanément, pour honorer une sacrée artiste!

Voici la fin de cet air:



L'orchestre d'Oviedo, dirigé par "Monsieur Gruberova", Friedrich Haider, sonne plutôt pas mal, accompagne bien cette soirée, nous gratifiant pour une fois dans ce genre d'exercices, d'intermèdes orchestraux plutôt originaux, la direction d'orchestre, un peu molle et conventionnelle au début, se faisant plus affirmée, plus stylée, au fur et à mesure de la soirée. Quelle belle image que cette complicité amoureuse entre la chanteuse et le chef!





Une soirée décidément inoubliable, où les quelques réserves "d'usage" (ports de voix, attaques par en-dessous, idiomatisme parfois discutable en italien...) sont très largements balayés par une générosité et une maîtrise proprement admirables! Grubi est décidément inoxydable!



3 commentaires:

nemorino a dit…

Compte-rendu vraiment vivant. On revit le concert rien qu'en te lisant. N'as-tu pas filmé la scène de la folie?

Francesco a dit…

Le concert figurera-t-il dans le Top 10 ? Commen ça non ? Remboursez !!!

Comme tu entres dans la grande communauté des blogueurs heureux je te signale au passage un autre article un peu moins élogieux mais en même temps manifestement intéressé, à propos duquel la discussion a fait rage (j'ai dû me coiffer de mon panache blanc à plumes de Grubi pour l'aller défendre).

http://licida.over-blog.com/article-edita-gruberova-au-theatre-des-champs-elysees-17-12-09--42058020.html

Confronter les avis ne fait pas de mal, hein ...

Je reste quand même frappé, en dépit des divergences d'avis des uns et des autres par la cohérence du ressenti strictement sonore. C'est assez rare pour être souligné.

PS : merci d'avoir rendu plus accessible pour le blogueur heureux que je suis le post de commentaire.

Don Carlo a dit…

@ nemorino: non, je ne me fixe comme règle de ne filmer "que" les bis - un peu de parano? ;-)

@ Francesco: merci beaucoup pour le lien!
Non, le concert ne figure pas dans le top 10, histoire de ne pas faire doublon, et puis bon, il faut bien choisir!
C'est vrai que le ressenti sonore est le même, assez rare pour être souligné, assez évident en somme, on s'en est pris plein la tronche, osons le dire!!!