mercredi 24 février 2010

Simon Keenlyside, l'humilité en musique (Opéra Garnier, 12 février 2010)



Fauré
Mandoline op 58/1 (Verlaine)
En sourdine op 58/2 (Verlaine)
Green op 58/3 (Verlaine)
Notre amour op 23/2 (Silvestre)
Fleur jetée op 39/2 (Silvestre)
Spleen op 51/3 (Verlaine)
Madrigal de Shylock op 57/2 (Haraucourt)
Aubade op 6/1 (Pomey)
Le papillon et la fleur op1/1 (Hugo)

Ravel Histoires naturelles

Schumann Dichterliebe


Simon Keenlyside Baryton
Malcolm Martineau Piano

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La première chose qui frappe le spectateur lorsqu'il voit Simon Keenlyside entrer sur scène, c'est sa nervosité. Le baryton anglais lance un regard inquiet, voire apeuré, s'agite un peu, essaie de se concentrer. En quelques secondes, avant même que la musique ne commence, on se retrouve loin de certains chanteurs cabotinant un maximum pour obtenir des ovations du public après des effets faciles.
Il faut dire que l'exercice du Liederabend se prête assez peu à ce genre de démonstrations...le tempérament de Simon Keenlyside aussi, pour notre plus grand bonheur!

Car tout chez ce chanteur est confondant d'humilité: humilité face au public, où à aucun moment un effet n'est rajouté, un aigu enflé, une nuance gratuite; humilité face à la partition, avec un absolu respect de ce que les compositeurs ont écrit, respect qui n'est pas stérile, mais au contraire permet de bâtir une interprétation personnelle; enfin, humilité face aux textes que ces mélodies mettent en musique. Que de nuances et de délicatesse dans la diction aussi bien que dans le chant!
Simon Keenlyside est donc le prototype parfait du Liedersänger, attentif aux mots, musicien jusqu'au bout des ongles, capable de mille inflexions, de mille couleurs, de par une voix riche mais aux couleurs automnales idéales, et de part une technique infaillible.

En ce 12 février, à l'Opéra Garnier, même légèrement malade (ce que quelques graillons dans la voix nous indiquent), il nous gratifie d'un récital absolument mémorable, où l'on ne sait qu'admirer le plus.
Chez Fauré, on est stupéfait dès la première seconde par la qualité exceptionnelle du français, la douceur du timbre, la capacité du chanteur à nuancer, à alléger sa voix pour respecter parfaitement l'esprit de ces miniatures. Là où toute une école de chant français péchait par un excès de maniérismes (Camille Maurane!), Simon Keenlyside réussit le tour de force d'à la fois construire extrêmement minutieusement son interprétation, et de donner une impression de naturel, de spontané.
Dans les Histoires naturelles de Ravel, on est impressionné une fois de plus par la qualité du français, le travail effectué sur l'articulation (comme il s'agit d'un texte en prose, l'artiste a choisi délibérément de ne pas prononcer les syllabes muettes - il fallait y penser!), et surtout la capacité à créer un univers en l'espace d'une seule pièce. A cet égard, "le Martin Pêcheur" restera dans les annales. Ces mélodies très spirituelles, sur des textes de Jules Renard, sont l'occasion de constater l'extrême versatilité du chanteur anglais, capable aussi de faire preuve d'un humour assez décalé et irrésistible ("La Pintade").
Place à la poésie en deuxième partie avec les fameux Dichterliebe de Schumann. Si Keenlyside paraît au tout début assez extérieur, se contentant de (très bien) chanter, il commence à trouver le ton juste à partir du VIème Lied, "Im Rhein, im heiligen Strome", où l'on sent vraiment la "religiosité" de l'amour du poète pour sa promise, la tentation d'un échappatoire dans le Rhin (prémonition de Schumann qui devenu fou se jettera dans ce fleuve qu'il a tant aimé?) et le désespoir, tantôt résigné, tantôt révolté, qui étreint le narrateur. Le spectateur est, à partir de ce moment, littéralement happé par une vision d'une finesse, d'une profondeur, d'une hauteur de vue et d'une émotion extraordinaire, aidé en cela par le piano extrêmement délicat, musical, tantôt rêveur, tantôt abrupt, trouvant toujours le ton juste, de Malcolm Martineau, accompagnateur idéal, bien plus inspiré (tout comme Keenlyside d'ailleurs) en live que dans les studios de chez Sony. Il est vrai que la prise de son matifiante n'aidait pas!

Un deuxième récital, ou presque, commençait avec les rappels, au nombre de...5! Soulignons la générosité des deux interprètes, qui régalent le public de quatre Lieder automnaux de Schubert, et un Lied de Brahms. On ne peut qu'admirer l'extrême probité et l'humilité de Simon Keenlyside, qui aurait pu céder à la "démagogie" (le terme est un peu fort, je l'admets!) d'interpréter certaines mélodies en français, mais ne l'a pas fait, afin de "préserver l'unité musicale de la deuxième partie". L'extraordinaire affinité du chanteur avec l'univers de Schubert (cette recherche des demi-teintes, cette maîtrise de la ritournelle, des rythmes lancinants, sans être ennuyeux...) a totalement dissipé nos regrets de ne pas avoir de nouveau profité de son français exceptionnel, avec comme point d'orgue un "Wanderer an den Mond" totalement...lunaire, comme son nom l'indique!

Un gros succès public, y compris entre chaque mélodie (!), malgré une annonce faite à l'entracte (!!), couronnant justement un récital mémorable. Coup de coeur de Beckmesser, évidemment.