samedi 6 février 2010

Pipeau? ("La Menzogna", Pippo Delbono, Théâtre du Rond-Point, 28 janvier 2010)


Tout avait pourtant commencé de façon intéressante, malgré les 20 minutes de retard: un homme parcourt le public, prend le micro, et parle sur un ton confidentiel...il s'agit bien de Pippo Delbono. L'artiste parle du point de départ de son oeuvre, de ce qu'il prétend dénoncer, annonce un débat à venir trois jours plus tard, où il espère de la confrontation...pourquoi pas?
Force est de constater que le spectacle est loin d'être à la hauteur des intentions affichées. Le point de départ? Un incendie dans les usines Thyssen faisant 7 victimes. Ce que l'auteur a voulu dénoncer? La dictature de l'émotion, instaurée principalement par les médias. Plus largement, on a droit à une dénonciation en règle du capitalisme qui asservit l'homme, l'homme devenant une véritable bête. Très original (!), mais pourquoi pas?
D'où vient alors l'impression constante que ce spectacle ne marche pas, qu'il sert à rien? Déjà, le rythme est beaucoup trop lent, répétitif, et finit par affadir le propos. Pendant le premier quart d'heure, on voit des ouvriers se changer, en accomplissant quasiment les mêmes gestes. On comprend le propos, mais faut-il le marteler ainsi? Les exemples ne manquent pas pour illustrer l'ennui qui envahit manifestement de nombreux spectateurs, mais une chose dérange encore davantage: l'impression d'amateurisme. On sait que Pippo Delbono est attaché à cet aspect de ses spectacles: ainsi, il fait intervenir un trisomique nu, qui miaule dans toute la salle, puis un clochard qui tente de vendre une croûte; enfin, c'est Bobò qui apparaît, sourd et microcéphale, que Delbono a rencontré lui-même dans un asile de fous. Une impression de malaise succède à l'impression d'amateurisme, au côté artisanal de la réalisation (Pippo Delbono s'occupant lui-même de lire des textes en direct, d'intervenir en plein milieu de la pièce...), si bien que l'on se demande où est la limite dans le processus artistique, dans la pseudo-provocation, où se situe la frontière entre le théâtre et la vie, le professionnalisme et l'amateurisme, la "dictature de l'émotion" censée être dénoncée sur scène, et celle qu'on inflige au spectateur. Est-ce cela, la vraie provocation? N'est-ce pas un peu dépassé que de se mettre soi-même à nu, au sens premier du terme, pour provoquer? Beaucoup de choses semblent totalement gratuites, ou pires, datées dans cette manière de faire du théâtre, très "théâtre engagé des années 70".
Dommage, car certains textes de Pippo Delbono ont une vraie force poétique, avec un travail intéressant sur les consonnances, même si le propos est on ne peut plus convenu. De plus, certaines scènes, notamment celle de l'incendie de l'usine, où les protagonistes se tordent de douleur, pourraient avoir une vraie force.
Mais tout cela est dilué dans un ennui colossal, vaguement dérangeant et mettant mal à l'aise le spectateur.

Un cycle inégal mais passionnant (intégrale des symphonies de Tchaïkovski par Valery Gergiev et le Mariinsky, Salle Pleyel, 25-26-29 janvier 2010)



Valery Gergiev est décidément un chef insaisissable, capable des interprétations les plus inspirées comme des plus banales! Démonstration en a encore été faite lors de ce prometteur et magnifique, mais légèrement inachevé, cycle Tchaïkovski, consacré aux symphonies, données intégralement sur trois soirées. Trois soirées intenses, inégales aussi, passionnantes de bout en bout cependant.

Il y eut, pour bilan de ces trois soirées, des confirmations (de magnifiques 4ème et 6ème), quelques interprétations dispensables et relativement banales (les 2ème et 3ème), une bonne surprise (la 1ère) et une interprétation anthologique (la 5ème).
Ce caractère inégal, qui fait le charme et la faiblesse de Valery Gergiev, est dû en partie à la fréquentation de ces symphonies: on sait que le chef ossète a énormément dirigé les 3 dernières symphonies, a une affection particulière pour la 1ère, et connaît manifestement moins les 2ème et 3ème - d'ailleurs, ce sont les deux seules symphonies qu'il dirige avec partition!
On ne saurait en tenir rigueur au chef, compte tenu de son emploi du temps, évidemment, mais aussi compte tenu du contenu des oeuvres, les 2ème et 3ème symphonies étant, à mon sens, les moins intéressantes du corpus de Tchaïkovski, la 1ère étant une bien belle surprise, subtile, enlevée, regorgeant d'images, et les 4ème, 5ème et 6ème étant à elles trois une sorte d'aboutissement dans l'oeuvre du compositeur russe. L'idée de coupler une symphonie "mineure" ou "de jeunesse" avec une symphonie "majeure", de la "maturité", était la bonne, évitant aux concerts d'être déséquilibrés entre eux, et réalisant un crescendo émotionnel chaque soirée après l'entracte.

Dès les premières mesures du premier concert, dans la 1ère symphonie, il n'y a pas de doute: l'Orchestre du Mariinsky, que Valery Gergiev a pris en main et mené aux sommets, est "russe, russe jusqu'à la moëlle des os", comme aurait dit Tchaïkovski. Les cordes ont de magnifiques couleurs sombres, denses, elles chantent comme des voix, vibrant, laissant le lyrisme des partitions s'épanouir; les bois sont très présents, vibrants eux aussi, et les cuivres sont extrêmement tranchants, violents. S'ajoutent à ces tendances, qui dans ce répertoire sont des qualités indispensables et parfaitement idiomatiques, une souplesse rythmique étonnante et un travail sur les accents décalés typiquement russes, donnant un relief assez extraordinaire à la structure sonore des symphonies. Le chef ossète, comme à son habitude, fait vivre, respirer, les symphonies, ménage ses effets, réservant des explosions mémorables, laisse chanter son orchestre, ce qui le plus souvent emporte tout sur son passage.

Lundi 25 janvier, un véritable tapis sonore accueille la 1ère symphonie dite "Rêves d'hiver", un titre très évocateur. Le fait est que sous nos yeux se déroule ce voyage en troïka dans un paysage enneigé. L'oeuvre, admirablement défendue, colorée, variée rythmiquement, est une excellente surprise, de haute inspiration. La direction est précise, subtile, variée, la texture orchestrale s'allège quand il le faut, pour donner cette atmosphère onirique irrésistible.
La 4ème symphonie, faisant apparaître le thème du "Fatum" (destin) devenant une obsession de Tchaïkovski, est magnifiquement exécutée, avec un sens de l'architecture globale, de l'équilibre, un très bon dosage des explosions des cuivres, une théâtralité, une délicatesse (le 3e mouvement tout en pizzicati des cordes) qui forcent le respect, et emportent une adhésion sans réserve, provoquant une première "standing ovation".

Pour voir ce concert: http://mediatheque.cite-musique.fr/VOD/20100125Tchaikovski14/



Le lendemain, mardi 26 janvier, la tension retombe un peu avec une 2ème symphonie aux thèmes ukrainiens rappelant certaines pages de Borodine ou de Moussorgski (l'introduction du final fait penser à "la grande porte de Kiev", dernier des Tableaux d'une exposition), mettant en valeur de beaux cuivres mais cachant mal un manque certain d'inspiration, au niveau de l'oeuvre comme de la direction d'orchestre...
L'ambiance change du tout au tout avec la magnifique 5ème symphonie. Valery Gergiev, avant de commencer, se tourne vers le public pour dire qu'il dédiait cette interprétation à un de ses grands amis décédés il y a peu. Nous découvrirons en revisionnant cette soirée, qu'il s'agissait de...Robert Louis Dreyfus, l'ancien président de l'Olympique de Marseille, et milliardaire de son état! Peu importe, d'un coup, le visage de Valery Gergiev blêmit, la gestuelle du chef se fait extrêmement recueillie, et cela se communique immédiatement à l'orchestre, avec une entame extrêmement concentrée, mettant incroyablement en évidence le motif de marche funèbre initial. Gergiev ose des tempi surprenants, relâchant la mesure lors des passages "mahlériens" aux cordes, puis ré-accélérant lors d'explosions littéralement telluriques. Au deuxième mouvement, le solo de cor, certes (parce qu'?) imparfait, est à pleurer, mélange de lyrisme, de fragilité, d'imploration. Le reste de l'orchestre est au diapason, Gergiev mettant inhabituellement en exergue les nombreux contre-chants qui ornent ce mouvement. S'ensuit un "tempo di valse" d'une élégance exceptionnelle, avec ce soupçon d'atmosphère inquiétante qui culmine dans un dernier mouvement faussement triomphal - l'accélération subite des cordes est là pour rappeler que cette sérénité n'est que feinte. Tout au long de cette exécution absolument exemplaire, la tension ne se relâche pas, la beauté sonore n'est jamais sacrifiée. Jamais cette oeuvre ne nous avait parue aussi profonde, aussi parfaitement équilibrée, aussi douloureuse, aussi tragique, comme un long chant funèbre parsemé d'éclats de révolte.

Pour assister virtuellement à ce moment d'anthologie: http://mediatheque.cite-musique.fr/VOD/20100126tchaikovski25/

Il fallait bien 72 heures pour digérer ce choc!


Vendredi 29 janvier avait lieu peut-être le concert le plus attendu des trois, car comportant l'oeuvre la plus connue du corpus tchaïkovskien: la fameuse "Pathétique", auto-proclamée testament du compositeur.
Mais avant cette si attendue symphonie qui devait couronner le cycle, était interprétée la 3ème symphonie, parfois sous-titrée "Polonaise", car citant quelques chants folkloriques polonais - mais Tchaïkovski s'attaque également au Ländler, danse populaire allemande immortalisée notamment par Mahler dans le 2ème mouvement de sa symphonie "Résurrection". Des avants-goûts de musique de ballet ne cachent pas l'impression de routine issue de cette interprétation, certes bien en place, mais sans relief particulier.
Il faut dire que le gros du programme venait évidemment après l'entracte, avec un monument, cette 6ème symphonie dite "Pathétique". D'entrée, avec ce tapis de contrebasses, ce solo de basson, le ton est sombre, à l'unisson de la partition. Les cordes, extrêmement concentrées, sombres, émeuvent aux larmes dans leur chant irrésistible au premier mouvement. Une explosion extraordinaire (car surpenant même les personnes connaissant par coeur la partition) montre combien cet orchestre et ce chef ont cette oeuvre dans la peau: il faut dire qu'elle fait appel à toutes les qualités mentionnées au début de cette chronique! Rarement le deuxième mouvement aura été aussi soyeux, aussi élégant. Quant au troisième mouvement, c'est un véritable festival de "russité", entre accents décalés, cordes et vents qui se répondent, rythme endiablé, crescendo continu, explosion des cuivres. La mise en place est sidérante, et inévitablement, la fin en fanfare (dans tous les sens du terme) provoque les acclamations d'un public trompé par la musique! Car la "Pathétique" ne se finit pas, loin de là, avec les quatres notes "signature" du compositeur qui clôturent le troisième mouvement ("Tcha-ï-kov-ski"?): elle commence véritablement au quatrième mouvement, bouleversant "adagio lamentoso" qui est une vraie prémonition de la mort, dans une atmosphère de progressive résignation. Gergiev et le Mariinsky excellent à ce changement d'ambiance, vers un lyrisme sombre et un recueillement religieux. Véritable tour de force de Gergiev qui, après la dernière note d'une symphonie s'éteignant progressivement et irrémédiablement, réussit à faire taire les acclamations pour imposer un silence total de quelques secondes, instants d'éternité concluant idéalement ce cycle marquant.

Pour visionner la 3ème et la 6ème symphonies: http://mediatheque.cite-musique.fr/VOD/20100129Tchaikovski36/


Coup de coeur de Beckmesser pour les 1ères, 4ème, 5ème et 6èmes symphonies!

dimanche 31 janvier 2010

Voir et revoir Werther!

Pour ceux et celles qui n'ont pas pu voir et entendre l'exceptionnel Werther de Jonas Kaufmann, mis en scène et filmé par Benoît Jacquot, voici un lien vers la vidéo de l'intégralité de la retransmission télévisée du 26 janvier dernier:


Sage King Arthur (King Arthur, Salle Pleyel, 23 janvier 2010)




Les Talens lyriques
Christophe Rousset : direction, clavecin
Celine Scheen : soprano
Judith Van Wanroij : soprano
Pascal Bertin : alto
Emiliano Gonzalez-Toro : ténor
David Lefort : ténor
Magnus Staveland : ténor
Christophe Gay : basse
Douglas Williams : basse
Olivier Simonnet : récitant
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D'où vient cette relative impression d'ennui devant un pourtant très beau King Arthur à la Salle Pleyel?
Certainement pas de Christophe Rousset et de ses Talens Lyriques, excellents de bout en bout, avec une sonorité pleine (surtout pour un orchestre baroque), une belle théâtralité, et beaucoup de classe, peut-être même trop par moments? Certains passages nécessitent peut-être de marquer un peu le côté burlesque, notamment à l'acte V lors de l'apparition des deux paysans.
Ce relatif ennui viendrait-il de l'oeuvre en elle-même? Il est vrai qu'elle n'est ni un opéra, ni une pièce de théâtre, mais un peu entre les deux. Les moments importants de l'intrigue, autour du Roi Arthur justement, sont joués, la musique ne jouant un rôle que de décoration, de créateur d'ambiance. Aussi ce soir-là, un récitant, Olivier Simmonet, s'est attaché, avec beaucoup de mérite mais sans grande créativité théâtrale, à résumer, très clairement, l'intrigue plutôt touffue.
Place à la musique donc, avec une équipe de jeunes chanteurs plutôt solide et homogène, mais relativement peu mémorables, excepté la soprano hollandaise Judith van Wanroij, déjà remarqué en Belinda dans Didon et Enée du même Purcell à l'Opéra Comique, belle voix sonore, interprète charismatique, dont le fameux "Fairest Isle" restera comme LE grand moment de la soirée. Soirée qui n'a véritablement décollé qu'un peu avant, avec les deux paysans, mettant enfin un peu de théâtre et de vie dans cette bien belle, mais bien sage version de concert.

Voici venir l'orage (Casimir et Caroline, Théâtre de la Ville, 21 janvier 2010)



L'action se passe à Munich, au début des années 30, au beau milieu d'une fête foraine. Casimir vient d'être licencié, craint que Caroline ne la quitte pour cette raison précise, alors qu'elle ne pense qu'à profiter des plaisirs de la fête. Les deux jeunes gens se séparent, mais continuent d'être amoureux. Cependant, tout va trop vite, comme ces montagnes russes de la fête foraine, l'Histoire avance à grands pas, l'on pressent la montée irrémédiable du nazisme, sur ce fond de crise économique, et les deux anciens amants se retrouvent ballotés, au gré des événements, des rencontres, ils se trouvent entraînés dans un engrenage qui leur échappe, et finiront par partir chacun au bras de quelqu'un d'autre. C'est cet "instantané" dans une période charnière que raconte si bien Ödon von Horvath, avec un langage très cru, violent, des phrases très courtes, traduisant bien l'impression de piège qui se referme sur toute une société, en particulier toute une génération. Car ces jeunes gens ne pensent qu'à s'amuser alors que l'orage s'approche...
Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville, réussit à traduire magnifiquement cette impression d'enfermement progressif, avec de nombreuses trouvailles et images fortes: les projections de montagnes russes et les visages terrifiés, les deux tobogans parallèles, les scènes de foule avec des chansons rythmées qui ne sont pas sans annoncer les chants nazis, l'inquiétante foire où sont présentés des monstres humains, le cheval "wilsonien" sur fond rouge, qui n'est pas sans faire penser à l'Apocalypse, cet éclairage qui fait tout basculer dans la nuit, la scénographie écrasante, avec ces grands gradins en structures métalliques...Ainsi, le spectateur a l'impression d'assister à la dernière fête avant une longue période de ténèbres, à la dernière foire où tout est possible - Casimir a une chance de retrouver son emploi, Caroline de renouer avec Caroline, mais aussi de s'échapper avec Schürzinger...Dans la scénographie comme dans le texte, chaque tentative de trouver un échappatoire se trouve vouée à l'échec.
Elodie Bouchez campe une Caroline assez intéressante, intense, vibrante, avec ce mélange de (légère) vulgarité et de fébrilité qui sied parfaitement au personnage imaginé par Horvath. Si Thomas Durand (Casimir) agace au début par sa voix un peu anti-naturelle, il n'en est pas moins émouvant dans ce personnage de looser malmené par les événements. Deux autres comédiens sont à remarquer dans une équipe très bien dirigée, à la limite du "sur-jeu" par moments: Hugues Quester, Schürzinger hors du temps, désabusé, qui trouve en Caroline l'espoir d'un nouvel élan; et Sarah Karbasnikoff, Erna qui ose enfin se rebeller contre son ami violent, et trouve en Casimir un compagnon d'infortune.
Emmanuel Demarcy-Mota explique ici son (excellent) travail: