Valery Gergiev est décidément un chef insaisissable, capable des interprétations les plus inspirées comme des plus banales! Démonstration en a encore été faite lors de ce prometteur et magnifique, mais légèrement inachevé, cycle Tchaïkovski, consacré aux symphonies, données intégralement sur trois soirées. Trois soirées intenses, inégales aussi, passionnantes de bout en bout cependant.
Il y eut, pour bilan de ces trois soirées, des confirmations (de magnifiques 4ème et 6ème), quelques interprétations dispensables et relativement banales (les 2ème et 3ème), une bonne surprise (la 1ère) et une interprétation anthologique (la 5ème).
Ce caractère inégal, qui fait le charme et la faiblesse de Valery Gergiev, est dû en partie à la fréquentation de ces symphonies: on sait que le chef ossète a énormément dirigé les 3 dernières symphonies, a une affection particulière pour la 1ère, et connaît manifestement moins les 2ème et 3ème - d'ailleurs, ce sont les deux seules symphonies qu'il dirige avec partition!
On ne saurait en tenir rigueur au chef, compte tenu de son emploi du temps, évidemment, mais aussi compte tenu du contenu des oeuvres, les 2ème et 3ème symphonies étant, à mon sens, les moins intéressantes du corpus de Tchaïkovski, la 1ère étant une bien belle surprise, subtile, enlevée, regorgeant d'images, et les 4ème, 5ème et 6ème étant à elles trois une sorte d'aboutissement dans l'oeuvre du compositeur russe. L'idée de coupler une symphonie "mineure" ou "de jeunesse" avec une symphonie "majeure", de la "maturité", était la bonne, évitant aux concerts d'être déséquilibrés entre eux, et réalisant un crescendo émotionnel chaque soirée après l'entracte.
Dès les premières mesures du premier concert, dans la 1ère symphonie, il n'y a pas de doute:
l'Orchestre du Mariinsky, que Valery Gergiev a pris en main et mené aux sommets, est "russe, russe jusqu'à la moëlle des os", comme aurait dit Tchaïkovski. Les cordes ont de magnifiques couleurs sombres, denses, elles chantent comme des voix, vibrant, laissant le lyrisme des partitions s'épanouir; les bois sont très présents, vibrants eux aussi, et les cuivres sont extrêmement tranchants, violents. S'ajoutent à ces tendances, qui dans ce répertoire sont des qualités indispensables et parfaitement idiomatiques, une souplesse rythmique étonnante et un travail sur les accents décalés typiquement russes, donnant un relief assez extraordinaire à la structure sonore des symphonies. Le chef ossète, comme à son habitude, fait vivre, respirer, les symphonies, ménage ses effets, réservant des explosions mémorables, laisse chanter son orchestre, ce qui le plus souvent emporte tout sur son passage.
Lundi 25 janvier, un véritable tapis sonore accueille la
1ère symphonie dite "Rêves d'hiver", un titre très évocateur. Le fait est que sous nos yeux se déroule ce voyage en troïka dans un paysage enneigé. L'oeuvre, admirablement défendue, colorée, variée rythmiquement, est une excellente surprise, de haute inspiration. La direction est précise, subtile, variée, la texture orchestrale s'allège quand il le faut, pour donner cette atmosphère onirique irrésistible.
La
4ème symphonie, faisant apparaître le thème du "Fatum" (destin) devenant une obsession de Tchaïkovski, est magnifiquement exécutée, avec un sens de l'architecture globale, de l'équilibre, un très bon dosage des explosions des cuivres, une théâtralité, une délicatesse (le 3e mouvement tout en pizzicati des cordes) qui forcent le respect, et emportent une adhésion sans réserve, provoquant une première "standing ovation".
Pour voir ce concert:
http://mediatheque.cite-musique.fr/VOD/20100125Tchaikovski14/Le lendemain,
mardi 26 janvier, la tension retombe un peu avec une
2ème symphonie aux thèmes ukrainiens rappelant certaines pages de Borodine ou de Moussorgski (l'introduction du final fait penser à "la grande porte de Kiev", dernier des
Tableaux d'une exposition), mettant en valeur de beaux cuivres mais cachant mal un manque certain d'inspiration, au niveau de l'oeuvre comme de la direction d'orchestre...
L'ambiance change du tout au tout avec la magnifique
5ème symphonie. Valery Gergiev, avant de commencer, se tourne vers le public pour dire qu'il dédiait cette interprétation à un de ses grands amis décédés il y a peu. Nous découvrirons en revisionnant cette soirée, qu'il s'agissait de...Robert Louis Dreyfus, l'ancien président de l'Olympique de Marseille, et milliardaire de son état! Peu importe, d'un coup, le visage de Valery Gergiev blêmit, la gestuelle du chef se fait extrêmement recueillie, et cela se communique immédiatement à l'orchestre, avec une entame extrêmement concentrée, mettant incroyablement en évidence le motif de marche funèbre initial. Gergiev ose des tempi surprenants, relâchant la mesure lors des passages "mahlériens" aux cordes, puis ré-accélérant lors d'explosions littéralement telluriques. Au deuxième mouvement, le solo de cor, certes (parce qu'?) imparfait, est à pleurer, mélange de lyrisme, de fragilité, d'imploration. Le reste de l'orchestre est au diapason, Gergiev mettant inhabituellement en exergue les nombreux contre-chants qui ornent ce mouvement. S'ensuit un "tempo di valse" d'une élégance exceptionnelle, avec ce soupçon d'atmosphère inquiétante qui culmine dans un dernier mouvement faussement triomphal - l'accélération subite des cordes est là pour rappeler que cette sérénité n'est que feinte. Tout au long de cette exécution absolument exemplaire, la tension ne se relâche pas, la beauté sonore n'est jamais sacrifiée. Jamais cette oeuvre ne nous avait parue aussi profonde, aussi parfaitement équilibrée, aussi douloureuse, aussi tragique, comme un long chant funèbre parsemé d'éclats de révolte.
Pour assister virtuellement à ce moment d'anthologie:
http://mediatheque.cite-musique.fr/VOD/20100126tchaikovski25/Il fallait bien 72 heures pour digérer ce choc!
Vendredi 29 janvier avait lieu peut-être le concert le plus attendu des trois, car comportant l'oeuvre la plus connue du corpus tchaïkovskien: la fameuse "Pathétique", auto-proclamée testament du compositeur.
Mais avant cette si attendue symphonie qui devait couronner le cycle, était interprétée la
3ème symphonie, parfois sous-titrée "Polonaise", car citant quelques chants folkloriques polonais - mais Tchaïkovski s'attaque également au
Ländler, danse populaire allemande immortalisée notamment par Mahler dans le 2ème mouvement de sa symphonie "Résurrection". Des avants-goûts de musique de ballet ne cachent pas l'impression de routine issue de cette interprétation, certes bien en place, mais sans relief particulier.
Il faut dire que le gros du programme venait évidemment après l'entracte, avec un monument, cette
6ème symphonie dite "Pathétique". D'entrée, avec ce tapis de contrebasses, ce solo de basson, le ton est sombre, à l'unisson de la partition. Les cordes, extrêmement concentrées, sombres, émeuvent aux larmes dans leur chant irrésistible au premier mouvement. Une explosion extraordinaire (car surpenant même les personnes connaissant par coeur la partition) montre combien cet orchestre et ce chef ont cette oeuvre dans la peau: il faut dire qu'elle fait appel à toutes les qualités mentionnées au début de cette chronique! Rarement le deuxième mouvement aura été aussi soyeux, aussi élégant. Quant au troisième mouvement, c'est un véritable festival de "russité", entre accents décalés, cordes et vents qui se répondent, rythme endiablé, crescendo continu, explosion des cuivres. La mise en place est sidérante, et inévitablement, la fin en fanfare (dans tous les sens du terme) provoque les acclamations d'un public trompé par la musique! Car la "Pathétique" ne se finit pas, loin de là, avec les quatres notes "signature" du compositeur qui clôturent le troisième mouvement ("Tcha-ï-kov-ski"?): elle commence véritablement au quatrième mouvement, bouleversant "adagio lamentoso" qui est une vraie prémonition de la mort, dans une atmosphère de progressive résignation. Gergiev et le Mariinsky excellent à ce changement d'ambiance, vers un lyrisme sombre et un recueillement religieux. Véritable tour de force de Gergiev qui, après la dernière note d'une symphonie s'éteignant progressivement et irrémédiablement, réussit à faire taire les acclamations pour imposer un silence total de quelques secondes, instants d'éternité concluant idéalement ce cycle marquant.
Pour visionner la 3ème et la 6ème symphonies:
http://mediatheque.cite-musique.fr/VOD/20100129Tchaikovski36/Coup de coeur de Beckmesser pour les 1ères, 4ème, 5ème et 6èmes symphonies!
1 commentaire:
Je viens d'écouter l'intégrale ! C'est passionnant et sublime !
ps : très cher, n'auriez-vous pas oublié de compléter votre classemet top/flops ? (smiley diabolique).
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