samedi 16 janvier 2010

Jonas Kaufmann, incarnation idéale du héros romantique (Werther, Opéra Bastille, 14 janvier 2010)



Michel Plasson Direction musicale
Benoît Jacquot Mise en scène
Charles Edwards Décors
Christian Gasc Costumes
André Diot Lumières (d'après les lumières originales de Charles Edwards)


Jonas Kaufmann Werther
Ludovic Tézier Albert
Alain Vernhes Le Bailli
Andreas Jäggi Schmidt
Christian Tréguier Johann
Sophie Koch Charlotte
Anne-Catherine Gillet Sophie


Orchestre de l’Opéra national de Paris
Maîtrise des hauts-de-seine ⁄ chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris
Production originale du Royal Opera House, Covent Garden, Londres (2004), propriété de l'Opéra national de Paris

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Lorsqu'il apparaît pendant le Prélude, cheveux longs bouclés, lunettes feutrées, geste hésitant, s'imprégnant de l'atmosphère des lieux, on se dit que Jonas Kaufmann EST Werther. Et pourtant, il n'a pas encore ouvert la bouche! On a devant les yeux le héros romantique cher à Goethe mais aussi à d'autres romantiques comme Caspar David Friedrich ou Franz Schubert: le Wanderer. Cet homme errant trouve dans la maison du Bailli à la fois le terme de son voyage, et les raisons d'une nouvelle période d'errance, en tombant amoureux de Charlotte, la fille du Bailli, promise hélas à un autre, Albert. On devine qu'une issue heureuse est impossible, mais on se prend tour à tour à rêver, à désespérer, à renoncer, à se battre, à envisager la mort, à l'unisson avec cette incarnation idéale du héros romantique, de celui des prémisses allemandes du romantisme: un héros rêveur, tout en intériorité, pudique, et non un hystérique aux passions débridées.
Dès qu'il ouvre la bouche, l'on sent que l'on a affaire à un Werther absolument exceptionnel. Quelle finesse interprétative! La voix se pare de mille nuances, de mille couleurs, pour se fondre dans la masse orchestrale avec délice, comme le héros se fond dans la nature luxuriante. Après une entrée sur le fil, absolument inouïe de phrasé, le miracle se reproduit à chaque instant où Jonas Kaufmann est sur scène: il se passe quelque chose à chaque phrase. Jamais on n'avait entendu une telle musicalité, une telle finesse d'orfèvre musical, jamais on n'avait entendu - a forciori dans le grand vaisseau de l'Opéra Bastille - de tels risques en termes de nuances (des phrases pianissimo, des aigus diminuendo...) jamais gratuites ou démonstratives. Il est vrai que Jonas Kaufmann a une telle maîtrise technique qu'à aucun moment, ce qui paraît un risque insensé pour d'autres, ne paraît un risque pour lui. Et à aucun moment, la partition ne paraît difficile, alors qu'elle est truffée de pièges, et a joué des tours à plus d'un ténor. La voix, en plus d'être parfaitement maîtrisée par une technique bluffante, est toujours aussi belle, sombre dans le grave et le médium, éclatante dans l'aigu, toujours aussi facile. Et l'émotion, et ce côté déchiré qui sied obligatoirement au personnage de Werther, et qu'on cherchait vainement (pour avoir quelque chose à reprocher!) lors de son Don Carlo à Covent Garden, sont plus qu'au rendez-vous! Ce Werther-là est totalement bouleversant, de bout en bout, et déploie toutes les palettes de l'émotion, tantôt joyeuse (à l'acte I, lors de son entrée), tantôt teintée d'une pointe d'amertume (lorsqu'il voit les enfants chanter), se teintant enfin de nuages gris (lorsqu'il sent que son amour pour Charlotte est sans issue heureuse), puis totalement morbide et désespérée, avec un récitatif "Oui, ce qu'elle m'ordonne" extraordinairement glaçant - Werther envisage pour la première fois le suicide. Après un Lied d'Ossian (le fameux "Pourquoi me réveiller") maîtrisé à merveille, avec une tenue extraordinaire, Kaufmann délivre un acte IV étreignant, où l'on est littéralement suspendu à ses lèvres, détaillant pianissimo les dernières paroles du mourant. Un jeu scénique d'une sobriété et d'une justesse bienvenues achèvent de nous convaincre que, pour sa prise de rôle, Jonas Kaufmann a frappé un grand coup dans le coeur de chacun, avec une incarnation d'emblée idéale, pour ne pas dire miraculeuse, quand on songe que le chanteur allemand était cloué au lit quelques jours auparavant avec une grippe A - et quand on voit comme il toussait lorsqu'il ne chantait pas!

Sophie Koch est une très grande Charlotte, scéniquement comme vocalement, plus juvénile que Susan Graham l'an passé, plus féminine aussi, plus battante, d'un impact plus grand dans le haut de la tessiture, d'une belle couleur vocale, malgré un grave manquant de chair. Elle connaît sa Charlotte sur le bout des ongles, en comprend manifestement la personnalité, les hésitations, la tension entre la volonté et le devoir. A son crédit, nous retiendrons une vraie générosité vocale lors de l'air des Lettres et à la fin de l'acte III, où elle trouve des accents d'une justesse et d'une sincérité poignantes, quitte à se mettre légèrement en danger vocalement.
Ludovic Tézier est un Albert égal à lui-même, avec un sens du phrasé absolument magnifique, une tenue irréprochable, la raideur qui convient à ce personnage; quelques aigus partent un peu en arrière cependant, ce qui empêche sa prestation vocale d'avoir plus d'impact. Mais ce répertoire de baryton lyrique lui convient idéalement.
Anne-Catherine Gillet est parfaite en Sophie, rayon de soleil tournoyant autour de personnages broyant du noir. Une voix fruitée, ronde, un très beau timbre, une technique parfaite, une belle présence scénique, enthousiaste, engagée dans son rôle d'ange gardien de la famille...que de louanges à lui faire!
Quant à Alain Vernhes, il excelle, comme pratiquement toujours, dans ces rôles de père; la voix est toujours magnifiquement projetée, a de belles couleurs, se fait nuancée aussi, et la présence est toujours un mélange rare d'autorité et d'humanité.
Un bon "couple" Johann-Schmidt, avec Christian Tréguier très sonore et articulant magnifiquement le texte en Johann, Andreas Jäggi surjouant légèrement son Schmidt un peu clownesque, un peu "follasse", mais ô combien vivant.

Michel Plasson aime ce Werther et ça se sent - on le comprend aussi! Sa lecture manque cependant d'élan à certains passages, les plus joyeux notemment, et la lenteur des tempi globalement choisis souligne à quel point les chanteurs sont excellents, puisqu'ils arrivent à les tenir! Mais qui dit tempo lent ne dit pas forcément manque de tension, bien au contraire: la tension est là, très présente, étreignante, prenant le spectateur sans jamais le lâcher. L'accent est mis sur les cordes, notamment les cordes graves, pour donner une lecture sombre, morbide, avec peu d'éclaircies, peu d'espoir, mais beaucoup d'émotion - le prélude de l'acte IV est terrassant. Si l'orchestre laisse par moment éclater sa force (à chaque roulement de tambours et intervention des cuivres, dès les premiers accords!), il ne néglige pas pour autant les chanteurs, avec un accompagnement par exemple de "Oui, ce qu'elle m'ordonne" totalement à l'unisson avec Jonas Kaufmann - épuré, morbide, glaçant.


La mise en scène de Benoît Jacquot explore la solitude de ces êtres, leur isolement, l'incommunicabilité entre les personnages, dans un espace au milieu de nulle part. Rien ne manque à l'acte I: la maison du Bailli, la fontaine, le "coin sombre", le lierre qui recouvre les murs, le soleil aussi, avec un éclairage maladroit...Le réalisateur de cinéma a opté pour l'humilité pour sa mise en scène, le minimalisme aussi, serait-on tenté de dire. On peut se demander dans quelle mesure ce travail ne perd pas de sa force à Bastille, tant l'impression globale est qu'il ne se passe pas grand chose, que l'on s'ennuie légèrement, et qu'il n'y a pas vraiment d'idées. Pourtant, à y regarder de plus près, on évite, et de beaucoup, deux pièges dans lesquels certaines productions récentes étaient allègrement tombées: l'absence de direction d'acteurs, et la laideur. Le peu d'éléments de direction d'acteurs que l'on peut percevoir dans ce vaste espace, paraît d'une rare justesse, il est vraie appuyée par la qualité de jeu scénique de tous les protagonistes, Tézier excepté, et encore. A aucun moment par exemple, les chanteurs sont prostrés face à la scène à ne savoir que faire de leurs bras, et c'est déjà une petite victoire! L'esthétique globale est assez épurée, avec cette scène toujours en pente, la cour d'une maison au milieu de nulle part, le perron d'une église sur fond de ciel gris, puis un intérieur glaçant à la Hammershoj, enfin la chambre de Werther est un "encadré" au milieu d'une nature enneigée. Pas de faute de goût, de beaux costumes classiques, voici une deuxième victoire! Malheureusement, l'humilité du metteur en scène est telle que ce spectacle manque de grande idée, d'un surcroît de poésie, de force, qui ferait qu'on le retienne en tant que tel, qu'on n'aurait pas l'impression d'avoir davantage une "mise en espace" qu'une "mise en scène".

Mais ce qu'il faut retenir, c'est avant tout la fabuleuse prise de rôle d'un Jonas Kaufmann dont on ne connaît décidément pas les limites, et la quasi-perfection de la distribution; il paraît difficile de faire mieux actuellement, et cela suffit largement à notre bonheur! Une magnifique soirée sous le signe de l'émotion, fondamentale à l'opéra.

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